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LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°9 mars 2002

 

 

UNIR LE CORPS ET L'ESPRIT


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Si chacun s’accorde sur une définition du corps, il n’en va pas de même de la notion d’esprit. Il suffit de consulter un dictionnaire pour découvrir une polysémie embarrassante et de nombreuses relations à la religion, à l'âme, au souffle de Dieu... qui conduisent à un obscurantisme préjudiciable. Pourtant, si nous analysons les faits, simplement mais avec lucidité, sans a priori et indépendamment de toute doctrine, nous pouvons observer une criante évidence.

Le corps est constitué d’organes qui remplissent chacun une fonction. Par exemple, le squelette et les muscles permettent la locomotion. Ainsi, nous trouvons : la digestion, la reproduction, la respiration, etc. Mais quelle est donc la fonction du cerveau ? Une partie de celui-ci joue un rôle de chef d’orchestre que la volonté ne peut pas influencer ou seulement à la marge ; c’est la régulation du système nerveux autonome, de l'homéostasie, des sécrétions glandulaires, du sommeil... L’autre interprète les informations qui lui parviennent de nos différents sens (perception), les ordonne et les mémorise. Le traitement de ces données, immédiat ou différé, produit les pensées, les raisonnements, les intuitions, le jugement, la morale, l'affectivité, la conscience et les commandes motrices, avec un potentiel effet rétroactif sur la mémoire et son organisation. Tout cela s’appelle l’esprit ! Nous pouvons donc résumer par la formule suivante : l’esprit est le nom d’une des fonctions du cerveau.

Contrairement aux autres organes dont le fonctionnement est toujours lié à une finalité, le cerveau est capable d’agiter l'esprit sans raison, voire au détriment du corps. Nombreux sont les individus qui se détruisent plus ou moins consciemment et innombrables ceux qui ne parviennent pas à s’épanouir alors qu’ils disposent de tous les ingrédients nécessaires pour élaborer un bonheur radieux. Chacun peut en effet constater la permanence d'un défilement anarchique de pensées tourbillonnantes alors que nulle sollicitation volontaire ne les justifie. Malheureusement, ce maelstrom induit souvent des états psychologiques dégradés.

Comparativement aux animaux, l’homme bénéficie d’un cerveau infiniment plus performant qui devrait lui offrir la faculté de vivre mieux que ceux-ci. Toutefois, l’observation objective du comportement des populations humaines n’accrédite pas cette hypothèse. En termes de qualité de vie, notre esprit s'avère souvent handicapant. Les maux de l’homme viendraient-ils donc de ce fonctionnement désordonné du cerveau, de cette disjonction entre le corps et l’esprit ?

À ce stade, si nous répondons oui à cette question, d’aucuns s’attendent à une démonstration scientifique, ou pour le moins logique, pour soutenir cette thèse. Nous leur proposons de ne pas sombrer dans cette passivité habituelle ; pourquoi toujours demander à autrui d’élaborer des théories dont nous nous gavons jusqu’à l’écœurement ? L’accumulation passive de connaissances n’a jamais fait avancé quiconque sur le chemin de l’épanouissement. Seules les expériences personnelles ont une influence profonde sur l’individu. Essayons donc d’harmoniser corps et esprit ; nous verrons ensuite si l’expérience est bénéfique. Si c’est le cas, nous n’aurons plus besoin de la théorie.

 

Première étape : un cerveau sain.

Puisque l’esprit dépend étroitement du fonctionnement du cerveau, commençons par offrir à ce dernier tout le nécessaire à sa pleine activité. Nous savons que de nombreuses substances, souvent illégales, altèrent le psychisme ; bannissons-les. L'envie de s'évader dans des paradis artificiels ne devrait pas affecter un budoka qui a besoin de s'ancrer dans la réalité pour être efficace. Néanmoins, des produits d'utilisation courante créent des dépendances : café, alcool, tabac, chocolat... On peut déguster un espresso, une friandise ou un bon vin pour leur saveur et leur parfum, mais s'ils se transforment en besoin irrépressible, il faut immédiatement cesser d’en consommer jusqu’à complète désintoxication. À l’inverse, de nombreux éléments sont indispensables : lipides, glucides, protides, fibres, oligo-éléments, vitamines, eau potable, oxygène puisé dans un air sain, tout ce qui permet la vie sans déficience. Des apports alimentaires équilibrés et variés constituent une bonne base. Attention aux régimes pauvres en lipides qui privent le cerveau de son principal constituant, à l'insuffisance de glucides qui le rationne en carburant conjointement aux muscles et aux excès de protéines qui occasionnent des douleurs articulaires, voire la goutte. Par ailleurs, une activité physique régulière permet d’améliorer l’oxygénation des cellules cérébrales, donc leur efficacité. Pour une parfaite hygiène de vie, n'oublions pas l'indispensable sommeil réparateur.

Ensuite, ne maltraitons pas notre cerveau. Les sports de contact tels que la boxe (surtout dans leur forme de sport spectacle professionnel) sont des aberrations entretenues par les bas instincts de l’espèce humaine. Chaque coup encaissé par la tête détruit des milliers de neurones, or ceux-ci sont définitivement perdus, car les neurones cérébraux ne se renouvellent pas ou, selon les dernières théories, difficilement. Inciter les jeunes à sacrifier leur précieux capital spirituel sur l’autel d’une hypothétique et éphémère gloire est un acte ignoble et irresponsable.

Dernier écueil : les prescriptions de somnifères et autres psychotropes du médecin traitant. Presque toujours, s’il nous les prescrit, c’est que, plus ou moins ouvertement, nous les lui avons demandés. Il lui est souvent difficile de ne pas répondre à notre demande. Refusons de laisser conduire notre activité psychique par une molécule exogène. Soyons actifs, sollicitons les ressources de notre corps et de notre esprit pour faire face aux aléas de la vie. Nous disposons naturellement de tout l’outillage nécessaire ; nul besoin de solliciter l’artifice sauf dans certains cas extrêmes et rarissimes que le médecin saura déceler s'il est compétent. Soyons donc lucide dans le choix de notre thérapeute, tous n'ont pas le même talent pour comprendre nos réels besoins, tant pour le corps que l'esprit. D'ailleurs, les personnes qui entretiennent correctement leur physique et leur mental ressentent beaucoup moins souvent que les autres la nécessité de consulter.

 

Deuxième étape : l’union fait la force.

L’union du corps et de l’esprit n’est pas une notion ésotérique. Bien au contraire, elle est d’une simplicité enfantine : quand nous réalisons une tâche, il est impératif que l’esprit soit totalement utilisé à la gestion de celle-ci. Le zen traduit cela par cet aphorisme : « Quand je marche, je marche. Quand je mange, je mange. »
Voilà qui est simple à comprendre, mais nettement plus difficile à mettre en œuvre puisque nous faisons souvent une chose en songeant à une autre. Parfois, c'est volontaire, mais notre esprit a une énorme propension à partir dans des directions apparemment aléatoires ou dans des élucubrations oiseuses. Pourtant le bénéfice de la liaison corps et esprit est aisément perceptible. En fait, c'est plutôt la dichotomie entre le corps et l'esprit qu'il est aisé de ressentir comme un cruel handicap, le résultat étant rarement à la hauteur de nos espérances quand ces deux entités ne sont pas à l'unisson. En kihon, dans les enchaînements de mouvements, on assiste couramment à une détérioration profonde des premiers gestes dont la cause est la fixation intellectuelle du karatéka sur la dernière partie de l’ensemble. De façon identique, lorsqu’un kata n’est pas suffisamment mémorisé et intensément vécu, l’esprit est mobilisé par la recherche du geste qui va suivre. Il ne peut donc pas accompagner le geste en cours et celui-ci est approximatif, voire incorrect. Tous les karatékas l’ont constaté : un gyaku zuki effectué par une personne attentive est infiniment plus percutant que celui d’un individu distrait. De même, les kinésithérapeutes obtiennent de meilleurs résultats quand le patient investit son esprit dans sa rééducation. Par exemple, sur une bicyclette ergonomique, lire son journal en pédalant donne des résultats moins probants que le même exercice guidé par un esprit disponible.

Le but à atteindre est donc la liaison permanente de l’esprit à l’action du moment. Autrement dit qu’il fasse strictement ce que l’on souhaite, pas ce qu’il veut. À ce point du raisonnement, il faut souligner que l’esprit a besoin d’être actif souvent. Le corps aussi, d’ailleurs, mais il est plus facile de le contraindre à ne rien faire ; certains y arrivent sans se faire violence. Ainsi, un individu passif qui n'offre pas assez d’exercice à son esprit, travail intellectuel ou commandes motrices, verra ce dernier, pour s’occuper, se mettre à délirer. Une longue cohorte d’effets parasites et nuisibles va en découler : angoisses, interrogations métaphysiques insolubles, idées saugrenues, contradictions existentielles... (Cf. les dépressions nerveuses chez les inactifs). Un autre aspect gênant réside dans l’habitude qu’acquiert l’esprit à divaguer, notamment quand nous faisons appel à des automatismes pour effectuer les tâches quotidiennes. La conséquence immédiate étant l’indisponibilité de l’esprit lorsqu’on en a besoin instantanément, perception et décision étant occultées par les pensées parasites (Cf. l'automobiliste qui rêve et voit tardivement l'obstacle). Autre dommage : son influence régressive puisqu’à la place de son utilité dans l’action, il produit le plus souvent des effets néfastes, des réactions intempestives ou l'activation d'affects parfois incapacitants (Cf. la peur qui paralyse et occulte la bonne décision). Toutefois, pour que l’esprit trouve son compte dans cette démarche de symbiose avec le corps, il est nécessaire de l’installer dans un projet grandiose et stimulant ; ce ne peut être que la recherche, en toute circonstance, de la perfection de nos actions et comportements. Le zen nomme cette démarche « kufu ». Elle consiste à tout exécuter parfaitement en mobilisant la totalité de l'esprit dans toutes les tâches aussi ordinaires soient-elles. Ainsi, corps et esprit s'unissent pour conduire à l'excellence toutes les réalisations quotidiennes ou exceptionnelles.

Parvenir à ce stade de maîtrise de l’esprit est un objectif raisonnable s’il est limité dans le temps. Un karatéka commencera tout naturellement par refuser à son esprit, durant le kihon ou les kata, tout écart par rapport à la voie qu’il s’est tracée : rechercher la perfection, rester attentif, vigilant, sans jamais se laisser aller à une quelconque rêverie ou pire au bavardage. Le kata de karaté est d’ailleurs l’outil parfait, car, contrairement aux sports de combat qui recherchent plutôt l’expression des sensations personnelles, il impose une forme codifiée, figée qu’il faut reproduire dans le moindre détail. Il faut d’ailleurs se convaincre de l’impossibilité de la perfection et donc de la nécessité de toujours améliorer ses kata, car c’est à l’approche de cet idéal que l’esprit peut arriver à une totale harmonie avec le corps et fournir de nouveaux éclairages, eux-mêmes à l’origine de sensations renouvelées et de nouvelles recherches. Ce processus sans fin explique l’inextinguible motivation, la finesse de l’analyse, l’expertise technique et la sérénité des vieux maîtres. Bunkai et kumite permettent d’étendre cette maîtrise en présence d’une opposition plus ou moins agressive. Une fois cette communion réalisée, le corps-esprit ressenti comme une unité globale, le bénéfice paraît tellement évident qu’une transposition de cette nouvelle aptitude aux actes de la vie courante et professionnelle (ou scolaire) semble incontournable. Un bon karatéka excelle dans son art martial comme dans sa profession, ses hobbies ou sa vie privée.

En conclusion, veillons à la bonne santé de notre corps et, bien sûr, de notre cerveau. Ensuite, imposons à notre esprit d’être totalement au service de l’action durant certains épisodes de notre vie, puis, progressivement, en permanence. Afin de faciliter cette démarche, adoptons une vie très active (bannissons les nombreuses et longues soirées devant la télévision) et n’hésitons pas à nous fixer des objectifs d’excellence et de perfection dans des domaines diversifiés.

Là où la multitude sépare les fonctionnalités du corps et de l’esprit, le budoka aguerri dispose d’un corps-esprit qui lui confère des capacités intellectuelles, psychologiques ou physiques supérieures, mais surtout une harmonisation de sa vie psychique et physique, seul vrai support de l’épanouissement.

Ne vous donnez pas la peine de croire ou de rejeter ce qui vient d’être dit. Entamez cette recherche de perfection qui doit vous conduire à la réalisation de votre corps-esprit. Vous verrez bien alors ce qu’il en est.

Sakura sensei


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