LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°30 été 2012
s'entraîner seul
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L’entraînement sportif a pour objectif
prioritaire d’améliorer les capacités techniques et physiques de
l’athlète. Dans la plupart des disciplines, pour atteindre
l’excellence, le sportif doit également se forger un mental
d’acier : volonté de gagner, acceptation de la souffrance,
agressivité, etc. De plus, une forte proportion d’athlètes de haut
niveau suivent des séances de préparation psychologique :
relaxation, sophrologie, imaging, hypnose, ancrage, training autogène,
etc. Toutes ces méthodes sont destinées à préparer mentalement le
sportif pour une compétition. Elles agissent à la marge, de façon
ciblée et ponctuelle, visent à lever un stress particulier, à orienter
l’esprit vers des pensées utiles à la performance et s’apparentent
souvent à du conditionnement. C’est l’antithèse de la recherche d’un
véritable art martial. Le budoka doit pouvoir à tout moment
compter sur un esprit disponible, débarrassé des conséquences de
l’émotion et libre d’idées préconçues. Son objectif est de pouvoir
résoudre sereinement n’importe quelle situation de conflit : ni
victoire ni défaite ; ni tolérance ni sévérité ; ni violence
ni angélisme ; face à l’agression, le véritable art martial prône
la réponse juste — programme d’une portée considérable dont le
seul énoncé ne suggère guère l’étendue. L’esprit passe avant le
physique et la technique. La formation d’un budoka intègre donc
cette dimension supplémentaire qui différencie fondamentalement l’art
martial du sport, fût-il de combat.
Quoi qu’il en soit, dans toutes les activités sportives, les progrès
sont, en général, directement corrélés à la quantité d’efforts fournis.
À la condition évidente de suivre des cours menés correctement, sans
fautes ni lacunes.
Seul, mais pas sans guide
Fort de ce constat, la tentation
est forte pour un budoka de multiplier les entraînements.
D’autant plus que les promesses d’un véritable art martial, en termes
utilitaires d’abord — la défense personnelle —, puis de
maîtrise de sa psychologie et d’accession à des états de conscience
supérieurs sont de nature à susciter enthousiasme et motivation.
Perspectives, il faut le souligner, nullement réservées à une élite
sportive. Cependant, les clubs offrent rarement plus de deux ou trois
possibilités d’entraînement par semaine pour une même catégorie de
public. Ajoutons les fréquentes incompatibilités d’emploi du temps, les
vacances, les fermetures inopinées d’un dojo, et l’on comprend aisément
la frustration de ceux qui en veulent plus mais sont dans
l’impossibilité de l’obtenir. Alors que faire ? S’entraîner seul
dans son salon ou son jardin ? Pourquoi pas ! mais pas sans
précautions. Et avec, présents à l’esprit, quelques préalables
incontournables.
Nous ne nous attarderons pas, dans
cet article, sur la préparation physique (musculation,
assouplissement, endurance, etc.) dont chacun connaît l’importance, ni
sur l’indispensable échauffement dès que l’on veut pratiquer avec une
certaine intensité. Nous nous concentrerons sur les aspects techniques
et psychologiques de l’entraînement solitaire.
Évidemment, quand on évoque un entraînement de karaté seul, on pense
immédiatement au kata, véritable condensé de pédagogie
martiale, et au kihon qui est, en fin de compte, du kata
exécuté par petits bouts.
Il convient de distinguer deux
phases dans l’acquisition d’une technique ou d’un kata :
l’apprentissage et le perfectionnement.
L’apprentissage englobe la découverte, l’assimilation formelle de la
technique et, pour les enchaînements plus longs comme les kata,
un exercice de mémorisation éventuellement facilité par la
compréhension des premiers éléments stratégiques. Le travail avec
partenaire est utile, mais pas indispensable.
Le perfectionnement commence quand la gestuelle est conforme à un
standard. Son premier objectif est d’améliorer l’efficacité de chaque
technique : précision, vitesse, kime, équilibre, etc. Le budoka
doit ensuite s’imprégner des tactiques, stratégies et astuces
psychologiques suggérées par chaque kata afin de conférer du
réalisme à sa prestation. La mise en pratique est obligatoire : bunkai
et toutes les formes de kumite qui exploitent les enchaînements
du kata.
Toutefois, ce découpage, utile à certaines explications, n’est pas
toujours à suivre à la lettre. À chacun de déterminer à quel stade il
se trouve — ce n’est pas toujours le même en fonction des
techniques ou des kata —, et l’aspect, gestuel ou martial,
qu’il souhaite améliorer.
Lors de l’apprentissage, on
pourrait penser souhaitable de se limiter au travail avec un
instructeur pour éviter d’installer des défauts durables. En pratique,
ce n’est pas si simple et je me garderai de donner un conseil trop
tranché. J’ai moi-même commencé seul l’étude du karaté à l’aide du
livre de Roland Habersetzer sur le karaté Shotokan paru en 1969 dans la
collection Marabout. Et je ne m’en suis pas mal porté ; de
nombreux instructeurs n’auraient pas mieux guidé mes premiers pas.
Il fut un temps où les seuls documents disponibles étaient des livres
assez pauvrement illustrés de photos médiocres. Apprendre un kata
avec ce maigre viatique était alors une opération difficile et risquée.
Mais aujourd’hui, des livres de qualité et surtout des vidéos, recèlent
une grande valeur pédagogique. Cependant, ils constituent des aides à
l’apprentissage et ne peuvent en aucune manière être la seule
source de votre savoir martial. D’une part, le travail avec partenaire
est essentiel dans tous les arts martiaux et, d’autre part, les
corrections apportées par l’instructeur, notamment sur les subtilités
de notre art, sont indispensables. Car un budo ne saurait se
limiter à une approche approximative ; son efficacité réside dans
les détails. Or, même les bonnes vidéos ne dévoilent pas tout. De plus,
des informations fugaces mais importantes, présentes sur la vidéo,
échapperont à la sagacité des débutants. En conséquence, si
l’apprentissage des techniques ou des kata s’avère possible à
l’aide d’une bonne vidéo, le karatéka devra tôt ou tard s’en référer à
un instructeur. Mais, encore une fois, celui-ci doit être compétent et
pédagogue, sinon, les vidéos disponibles aujourd’hui et parfois fort
bien réalisées pourraient s’avérer plus utiles. Recommandations sans
doute superflues, car vous avez certainement choisi votre club avec
soin. Dans ce cas, je vous propose d’étudier avec vous comment vous
entraîner seul, en complément des cours collectifs, de la façon la plus
efficace possible.
Des théories ésotériques ou religieuses
postulent l’existence du pur esprit, entité totalement indépendante du
corps. Les scientifiques ont démontré la nécessité du corps pour
qu’existe l’esprit. Malheureusement, les arguments des uns ne sauraient
convaincre les autres et nous verrons longtemps cohabiter des théories
incompatibles. Difficile néanmoins de se montrer rétif à l’évidence
— une simple observation suffit — des multiples connexions et
interférences entre le corps et l’esprit.
Si le corps et l’esprit sont très largement interdépendants, ce
n’est malheureusement pas toujours pour le mieux. Parfois, ils entrent
même dans de véritables conflits qui peuvent provoquer l’apparition de
diverses pathologies (les fameuses affections psychosomatiques ;
peut-être un aspect mineur du problème). Depuis des millénaires, les
hommes observent ces désordres et se demandent si ces deux-là ne
pourrait pas s’allier au lieu de se chamailler continuellement. Unir le
corps et l’esprit, c’est les faire fonctionner dans un but commun,
trouver l’harmonie et préserver sa santé ; c’est aussi rendre l’un
et l’autre plus efficients. Le zen est un bel exemple — ce n’est
pas le seul — de cette recherche. Les samouraïs, toujours à
l’affût d’une amélioration de leur efficacité, ont vite remarqué les
énormes progrès techniques imputables à une bonne maîtrise de
l’esprit ; mais le concept d’union du corps et de l’esprit proposé
par le zen leur a permis de repousser les limites de la perfection
encore plus loin.
La mémoire est une des composantes de
l’esprit et, comme lui, elle est très dépendante du corps et de la
physiologie. La mémoire gestuelle est, pour sa part, largement
tributaire de l’implication de l’esprit.
Toute action laisse une trace mnésique. La persistance de cette trace
est directement fonction de la volonté et de l’attention qui ont
présidé à l’action. Un geste instinctif est oublié rapidement ; un
geste conscient laisse une marque beaucoup plus durable. Sa répétition
renforce la trace et la remodèle à chaque itération. Si vous pratiquez
un kata chaque jour, vous ne l’oublierez certes pas ; mais
êtes-vous sûr de l’améliorer, donc de progresser ? « Chaque
répétition remodèle la trace mnésique » avons-nous dit. Pour
obtenir une amélioration, il est donc nécessaire de toujours faire
mieux que la fois précédente. Cela ne se réalise pas par hasard, mais
avec un engagement de tout l’être, corps et esprit. Un geste négligé
aboutit à une détérioration des capacités d’exécution, or les prétextes
— toujours fallacieux — pour pratiquer de façon erronée ou
excessivement relâchée sont pléthoriques : échauffement, remise en
mémoire, fatigue, lassitude, esprit dispersé, etc. Pourquoi bâcler
chaque technique quand vous apprenez un kata ? ou quand
vous vous le remémorez ? Rien n’empêche de travailler proprement,
même si la suite de l’enchaînement ne vous apparaît pas clairement. Je
vois parfois certains karatékas pratiquer leurs kata mollement
et fort approximativement, car ils pensent ne plus avoir besoin de
produire un effort dans un exercice pratiqué depuis de nombreuses
années ; colossale erreur ! qui conduit inexorablement à une
régression. Régression technique, bien sûr, mais également
psychologique. Ce sont les milliers de répétitions d’un kata
maîtrisé qui forgent la supériorité technique … et le mental. Même pour
s’échauffer un kata doit toujours être réalisé
correctement ; certes, puisqu’on est froid, sans puissance ni kime,
mais avec application, précision et en accentuant l’ampleur des
positions afin de bien échauffer les membres inférieurs. Si vous êtes
trop fatigué physiquement — cela peut arriver, mais c’est souvent
l’esprit qui renâcle devant l’effort — modulez à la baisse
l’intensité de vos kime mais soignez la forme.
Il est regrettable de voir certains pratiquants gaspiller une énergie
considérable pour s’inscrire dans une régression durable. Car, ne nous
y trompons pas, un mauvais entraînement peut donner une certaine
satisfaction en termes de dépense physique mais c’est un gâchis parfois
irrécupérable en termes de maîtrise technique et psychologique. Si vous
n’êtes pas sûr de la qualité de votre entraînement, mieux vaut ne rien
faire… ou aller courir, nager, faire du vélo, etc.
Vous êtes donc décidé à vous entraîner
sans la présence attentive de votre instructeur. En dépit des réserves
sus-mentionnées, je vais vous encourager dans votre décision. D’abord,
c’est l’occasion de revenir sur vos points faibles. Ensuite, l’art
martial est l’art de gérer des situations délicates et dangereuses.
Vous ne disposerez pas dans ces instants fatidiques d’un ange gardien
— ou comme les sportifs de haut niveau, de tout un staff —
qui corrigera vos déficiences. Vous devez donc, de temps en temps,
pratiquer seul, afin d’acquérir la capacité d’autocorrection, mais en
ayant toujours une conscience aiguë des écueils à éviter.
D’abord
les kata
Votre pratique en solo va donc donner la
priorité au travail du kata.
N’exécutez jamais un kata à la sauvette ou dans un état
d’esprit agité. Un cours de karate-do commence par un mokuso
(méditation). Contrairement à une idée très répandue, le mokuso
n’est pas un simple cérémonial que la prétendue modernité de certains
enseignants voudrait abréger, voire supprimer. Son objectif est
directement issu du zen : évacuer de son esprit toutes les
sollicitations liées à la vie courante ; s’engager dans l’action
avec un esprit disponible. L’état recherché se nomme en japonais « mushin
no shin » ; avec « mushin » comme
intermédiaire. Cette expression signifie littéralement « esprit
sans
esprit », c’est-à-dire agir sans intervention de la réflexion ou
de l'émotion. Ainsi
l’esprit, totalement libre, peut accompagner l’action, condition sine
qua non pour obtenir l’efficacité du geste. Imaginez le résultat de vos
efforts si vous déroulez votre kata en surveillant la pendule
afin de ne pas trop cuire vos œufs à la coque. Non seulement vous
réaliserez un exécrable kata, mais surtout, vous détériorerez
vos acquis antérieurs. C’est un des principes les plus intéressants du
zen, de ceux qui s’appuient sur l’observation et non sur la
croyance : on ne fait correctement qu’une chose à la fois et à
condition d’y mettre toute son attention. Le zen dit :
« Quand je marche, je marche ; quand je mange, je
mange. » Pratiquer dans la fébrilité est une erreur. D’ailleurs,
la maîtrise d’un art martial exige de rester serein dans l’adversité.
Un esprit encombré est incapable d’une observation correcte ; seul
un esprit libre, donc vide, trouvera toujours la bonne réponse à une
sollicitation violente et inattendue. Pour se préparer à cette
éventualité, il est indispensable de toujours aborder l’entraînement
— particulièrement les phases à caractère martial : kata,
kihon et kumite — dans la plus grande
sérénité. Le mokuso aide à s’installer dans l’état mushin.
Avec l’expérience on doit y arriver instantanément.
L’idéal serait de vivre en permanence dans cet état d’esprit — la
dépression nerveuse enfin vaincue ! Vous n’entraînez pas seulement
le physique ; vous devez tendre également vers une maîtrise de
votre psychologie. À l’entraînement, vous devez être capable d’évacuer
toute sollicitation ou pensée parasites dans la demi-seconde qui
précède un exercice martial. Ne vous bercez pas d’illusions ; ce
que vous ne faites pas à la perfection à l’entraînement, vous ne le
ferez pas du tout quand l’adversité prendra un caractère violent. Cela
s’applique à l’esprit comme au corps.
Des histoires circulent sur des exploits réalisés lors de circonstances
exceptionnelles. Ainsi ces gens, stimulés par une forte émotion, qui
soulèvent des charges colossales. Ces histoires sont, soit fausses,
soit négligentes de certains aspects techniques qui expliquent les
faits. Certes, un effort a réellement été fourni, mais réaliser sans
préparation, sous l’emprise de la colère ou de l’angoisse, une
performance impossible à approcher d’habitude, est une utopie.
En entraînement solitaire comme en cours collectif, efforcez-vous
toujours, même si cela vous paraît difficile, d’obtenir cette
indispensable vacuité de l’esprit avant d’effectuer la moindre
technique.
Rappelez-vous : l’esprit ne peut pas faire correctement deux
tâches conscientes à la fois. Certes, il peut passer rapidement de
l’une à l’autre : observer, décider, agir, vérifier… mais dans
l’action, l’observation n’est plus très bonne. C’est le principal atout
du défenseur qui peut observer correctement l’intégralité de
l’attaque quand l’agresseur est aveuglé par son action. Évidemment, la
moindre émotion paralyse l’esprit. Or, faire le vide, c’est le rendre
disponible pour observer ou agir avec efficacité, mais c’est également
éviter les pensées parasites suscitées par une émotion.
Cependant mushin no shin n’est pas un état d’esprit accessible
au premier venu. Vous devez le rechercher, c’est le rôle du mokuso,
mais au début, vous obtiendrez seulement une apparence de vide, comme
si vous aviez jeté un voile pudique sur les pensées qui vous
encombrent. En vous concentrant sur une tâche, vous ne penserez plus à
autre chose. Mais vous ne serez toujours pas à l’abri d’une
émotion ; vos soucis et conditionnements seront toujours prêts à
ressurgir au plus mauvais moment. Ne vous désespérez pas. Cherchez,
travaillez, vous avancerez. Vous trouverez des palliatifs, des
solutions intermédiaires. Certains, en dépit d’une difficulté modérée
mais, il est vrai, inhabituelle, n’arriveront jamais à mushin no
shin. Ce n’est pas grave, car ce travail d’introspection de la
conscience permet toujours de mieux se comprendre. Quant à ceux qui
parviendront à ce stade de maîtrise de l’esprit — il suffit d’être
persévérant —, qu’ils se rassurent ; le chemin ne s’arrête pas là
(voir les principes et la pratique du zen dans l’article sur le koan
zen, première partie).
Vous abordez votre entraînement avec
calme, disponibilité et détermination : bravo ! vous avez
franchi une étape importante. Mais, en dépit de dispositions
spirituelles correctes, vous pouvez encore vous fourvoyer quand vous
pratiquez seul. Êtes-vous certain de la qualité technique des gestes
que vous effectuez, notamment dans les kata ?
Il vous faut un modèle visuel auquel vous comparer. Le plus souvent, ce
sera votre professeur. Pas toujours ! Certains enseignants sont
handicapés par l’âge, la maladie, l’accident, voire l’incompétence.
Dans ce cas ce sera éventuellement un gradé du club qui
suppléera ; il arrive, ce n’est pas une rareté, qu’un enseignant
soit dépassé physiquement ou techniquement par un élève brillant. Cela
ne remet pas forcément en question ses qualités de pédagogue. À défaut,
référez-vous à un expert que vous rencontrez régulièrement en stage.
Mais la mémoire a ses défaillances et quand vous vous entraînez seul
chez vous, surtout en phase d’apprentissage d’un kata, vous
risquez d’y introduire diverses erreurs. Si vous disposez d’une vidéo
de votre sensei, utilisez-la. Sinon, recourez à un autre
modèle : livre illustré, vidéo, Internet, etc. Ne suivez pas
aveuglément le premier expert rencontré sur un de ces supports.
Méfiez-vous de l’autorité soi-disant ou prétendue incontestable. Faites
appel à votre discernement. Comparez les versions. Rejetez les
ayatollahs, ceux qui prétendent
tout savoir
et vous disent comment faire sans vous expliquer pourquoi
parce qu’ils ne savent rien. Et choisissez une version proche de celle
pratiquée par votre professeur. Quand vous disposez d’un modèle qui
vous séduit, il faut vous évaluer par rapport à ce modèle. Vous avez
besoin d’une image de vous, car la représentation des positions de
votre corps dans l’espace n’est pas innée. Vous avez appris dès
l’enfance à maîtriser les attitudes nécessaires à la vie courante, pas
celles rencontrées uniquement dans une activité spécifique comme le
karaté.
Votre reflet dans un miroir est une
première possibilité de comparaison dont l’avantage réside dans son
caractère instantané et la possibilité d’une correction
immédiate ; mais elle oblige à regarder le miroir, ce qui perturbe
les attitudes. Et encore faut-il disposer de l’espace avec le miroir
adéquat. J’ai longtemps utilisé l’entrée de mon immeuble parisien avec
ses immenses glaces bien pratiques pour observer les enchaînements d’un
kata. Endroit qui manquait certes de tranquillité et
suscitait quelques regards torves, mais il en faut plus pour arrêter un
vrai budoka.
L’enregistrement vidéo est aujourd’hui accessible à une majorité, de
nombreux téléphones portables disposant de cette fonctionnalité
susceptible de stocker l’intégralité d’un kata. Si vous êtes
bien équipé, notamment avec un trépied pour installer votre appareil,
vous pouvez opérer entièrement seul. Avec un simple téléphone,
l’assistance d’une tierce personne sera sans doute nécessaire. Le
visionnage de votre prestation — vous pouvez vous filmer sous
différents angles comme dans les vidéos commerciales — permet une
analyse extrêmement fine. Des détails qui n’apparaissaient pas au
miroir sautent aux yeux. Cependant, la vidéo n’empêche pas une
exécution fautive et la remédiation survient ultérieurement.
Miroir et vidéo sont donc complémentaires. Je conseille vivement
d’utiliser les deux. Avec une prédilection pour le miroir en phase
d’apprentissage — l’erreur étant corrigée instantanément, elle ne
s’ancre pas dans la mémoire — et pour l’enregistrement vidéo en
phase de perfectionnement.
Supposons maintenant qu’à l’endroit où vous désirez pratiquer seul,
vous ne disposiez ni de miroir ni de caméra vidéo. Si vous envisagez de
répéter des kata déjà bien mémorisés et dont vous avez vérifié
préalablement la bonne exécution, je ne formulerai aucune objection.
Mais si votre technique de base est encore hasardeuse, si votre kata
n’est pas suffisamment au point, alors… attention ! danger de
détériorer durablement votre karaté. Dans ce cas et pour le moins,
consultez très souvent durant votre entraînement un livre ou une vidéo
d’expert. Ou demandez à quelqu’un de comparer votre prestation à celle
de l’expert et de vous arrêter chaque fois qu’il constate une
différence, même extrêmement minime.
J’ai souvent vu des karatékas débutants préférer s’acheter un sac de
frappe plutôt que des outils d’auto correction. C’est une grossière
erreur. Non qu’un sac — un makiwara est plus dans la
tradition — soit un ustensile inutile, mais il ne devrait pas
avoir la priorité sur un miroir ou un matériel de vidéo pour un
entraînement à domicile.
Quelle que soit la méthode d’évaluation de votre travail, fuyez le
compromis et l’approximation. Tant que votre prestation ne ressemble
pas, différences morphologiques exceptées, à votre modèle, vous êtes
toujours en phase d’apprentissage.
Quand vous estimez votre gestuelle
normalisée, vous pouvez aborder son perfectionnement. Sans oublier de
vérifier régulièrement la pérennité de vos acquis antérieurs.
Vous devez maintenant évaluer en quoi votre travail est imprégné d’une
aisance, d’une respiration, d’une profondeur, d’une efficacité
comparables au modèle choisi. Des photos ou des schémas ne sont plus
suffisants ; la référence à un modèle vivant — votre mémoire
ne devrait plus trop vous tromper après ces longs mois d’observation de
votre professeur — ou à une vidéo détaillée est indispensable. À
ce stade, la subtilité est indispensable ; la vie insufflée à
votre kata est dépendante de votre morphologie et de votre
personnalité, donc potentiellement différente du modèle. Dans tous les
cas, on doit sentir votre kata habité par un réalisme et une
efficacité indiscutables. Pour autant, la gestuelle ne doit guère
différer de celle de votre expert de référence. Seuls le rythme,
l’intensité des kime, l’émission des kiai, les ralentis
et accélérations peuvent être subtilement modulés. Miroir et vidéo
personnelle vont bientôt perdre de leur pertinence pour progresser,
mais pas pour vérifier de temps en temps l’absence d’erreurs ou de
défauts introduits inconsciemment. Le miroir vous permettait de repérer
une mauvaise attitude, une technique erronée, une gestuelle étriquée.
La vidéo renseignait encore sur un rythme inadapté, des crispations
parasites, un regard mal placé, une concentration défaillante, toutes
faiblesses qu’un bon instructeur peut détecter et corriger. Miroir et
vidéo sont totalement muets sur les errances de votre esprit ou les
contradictions d’une philosophie mal établie. À ce stade, seul un vrai
grand maître — il n’en existe pas beaucoup — dispose de la
prescience nécessaire… ou vous-même !
Autocorrection
et philosophie : deux incontournables
Un débutant ne se rend pas compte de
l’imperfection de ses gestes. Avec le temps, les multiples corrections
de son instructeur, l’utilisation régulière du miroir et de la vidéo,
les conseils des experts rencontrés en stage, les livres ou les films
consultés et la volonté de progresser, il acquiert la capacité de
se corriger sans aide extérieure. Cette qualité est essentielle et
doit-être développée,
car l’art martial a pour vocation de vous mener à l’autonomie.
Rester éternellement dans la dépendance d’un maître est absurde. Si
vous êtes agressé, ce n’est certainement pas lui qui viendra vous
défendre. Vous devrez, seul, trouver la meilleure réponse et endosser
la responsabilité de votre choix. Comme un enfant est dépendant de ses
parents, un débutant peut se sentir dépendant de son instructeur, mais
les gradés, tels les adolescents qui atteignent l’âge adulte, doivent
progressivement acquérir leur indépendance. Et ne vous méprenez pas sur
mon propos. Vous pouvez aimer votre sensei et trouver ses cours
enrichissants ; pour autant vous ne devez pas en rester
psychologiquement dépendant. La dépendance — qui peut exister
vis-à-vis des choses, des gens ou des idées — est un handicap qui
agit sournoisement ; par définition, lorsqu’elle perdure, c’est
une entrave à la liberté, à l’autonomie et, en particulier, à la
capacité de se corriger.
Cette indépendance d’esprit, indispensable à une pratique réellement
martiale, alliée à vos investigations en vue de mushin no shin
devraient, puisque vous n’attendez plus tout de votre sensei,
vous amener à analyser et comprendre par vous-même les diverses
influences qui orientent ou perturbent vos actions, vos comportements,
vos attitudes. Pourquoi une voix hésitante pour annoncer un kata ?
Pourquoi des gestes étriqués ? Pourquoi ce déséquilibre ?
Pourquoi cette erreur récurrente ? Pourquoi êtes-vous
systématiquement contré en kumite ? Pourquoi, alors que
vous voulez lancer une attaque, avez-vous la sensation d’avoir laissé
le frein à main serré ? Dans plus de neuf cas sur dix,
l’explication est en vous. Parfois dans une limitation physique,
mais le plus souvent au sein même de votre esprit.
Certes, un bon mushin suffit pour évacuer les parasites de
votre esprit et, en conséquence, agir sans entrave — dans la
limite de vos compétences du moment —, mais ce vide de l’esprit
est encore pour la plupart un objectif aléatoire. En attendant,
débusquer dans les méandres de votre esprit ce qui vous gouverne est de
nature à déclencher une petite révolution personnelle. Peut-être un
premier pas sur le chemin de la maîtrise de l’esprit. En d’autres
termes : la sagesse.
La philosophie
— étymologiquement : amour de la sagesse — dont vous
parez votre art martial est également déterminante. La philosophie est
très souvent déconsidérée aux yeux d’un large public qui la croit
réservée aux questions insolubles, donc à des débats d’universitaires …
ou de piliers de bistrot. En réalité, elle est constituée des réponses
données par chacun de nous aux questions fondamentales. Réponses qui
devraient constituer des guides lors des décisions cruciales qui
jalonnent notre vie. Malheureusement, à ce jeu de questions et
réponses, de nombreux étudiants ne retiennent qu’un répertoire de
citations des philosophes inscrits aux programmes des différents
examens. L’important — du fait de son utilité — réside dans
vos propres réponses, les avis des différents philosophes étudiés
pouvant éventuellement vous aider dans leur élaboration. Attention,
quelquefois ils vous égarent ; voyez tout ce qui a été écrit sur
le bonheur, l'amour, la liberté, etc. Les contradictions abondent ;
c’en est effarant !
Concernant votre art martial, les questions principales à vous poser se
déclinent ainsi : « Quel est le but ultime de mon art
martial ? Quels sont les éventuels buts intermédiaires et comment
s’articulent-ils ? Comment se construit mon art martial idéal à
partir de ces préliminaires ? Les cours dispensés par mon
instructeur sont-ils compatibles avec ma philosophie ? Les
divergences éventuelles sont-elles gérables ? » Toutes les
réponses à ces questions doivent s’édifier logiquement et sans
contradiction. Sinon vous êtes certain de vous égarer. Et lorsqu’on est
perdu on finit par se raccrocher à la première main qui paraît
charitable. C’est ainsi que prospèrent les sectes et les gourous.
Même si la philosophie de votre professeur vous séduit, vous devez
construire la vôtre. Peu importe qu’elles soient semblables ou
divergentes, l’essentiel est d’avoir la vôtre. Vous pourrez alors vous
l’approprier totalement, pas seulement intellectuellement, mais au plus
profond de vous-même, la sentir dans votre hara, puisque, fruit
de vos propres réflexions, vous en comprendrez toutes les subtilités.
Vous aurez ainsi des objectifs clairs et éviterez de vous fourvoyer en
vous entraînant seul ou en suivant un instructeur inadapté. Deux
philosophies différentes, soyez-en convaincu, donnent deux arts
martiaux différents et l’absence de philosophie ou une philosophie sans
queue ni tête donnent un art martial incohérent. J’ai pu le constater
de visu lorsque, jeune professeur, je secondais ou remplaçais Patrick
Tamburini dans ses stages en province. Certains instructeurs, croyant
exécuter un kata, en mélangeaient plusieurs, commettaient des
erreurs techniques impardonnables, étaient incapables de fournir des
explications claires et transmettaient ce galimatias à leurs élèves.
Certes, de telles déficiences sont apparemment moins fréquentes
aujourd’hui du fait d’une certaine standardisation de la pratique,
d’une plus grande fréquence des stages d’experts et de la diffusion des
vidéos, mais ces avancées concernent la forme, le geste. Sur le fond,
par définition le plus important, surtout dans le cadre de l’art
martial, nombreux sont encore les enseignants qui avancent à
l’aveuglette, suivant un jour un expert, le lendemain, un autre
— parfois représentant deux sports de combat différents —,
sans se rendre compte de leurs antagonismes. À chacun d’imaginer les
conséquences, surtout lorsque ces instructeurs se croient illuminés de
divine sagesse.
Une philosophie martiale est une assurance qui vous garantit d’être sur
la Voie. Débutant, vous pouvez encore vous contenter de suivre votre sensei ;
yudansha (porteur de dan), vous devez
impérativement savoir quel est l’objet de votre recherche. Toutefois,
n’attendez pas d’être premier dan pour commencer à vous
interroger.
Attention toutefois à ne pas exagérer mon propos. Ne quittez pas votre sensei
à la première divergence repérée. Son option est peut-être
recevable ; la vôtre critiquable. Et considérez d’un œil magnanime
les qualités qui vous ont séduit dans son enseignement.
Enfin, si vous vous référez à diverses philosophies concernant des
sujets différents, elles doivent toutes pouvoir cohabiter sans
contradiction. Votre philosophie martiale doit être en harmonie avec
votre philosophie de la vie. Et disons-le tout net : une bonne
philosophie martiale est une philosophie de la vie.
En résumé, capacité d’auto correction et
philosophie martiale seront les garde-fous indispensables de votre
travail en solo. Mushin no shin révélera la puissance et la
profondeur de votre karaté. Vous y ajouterez une émancipation
progressive vis-à-vis de votre sensei et votre art martial
acquerra ainsi toute sa richesse. Restez humble, néanmoins, même si
vous êtes très avancé sur la Voie martiale ; vérifiez
régulièrement auprès de votre sensei ou de tout autre modèle
fiable que vous ne vous égarez pas. La plupart des grands maîtres ont
consulté leur propre maître jusqu’à la mort de celui-ci.
Ces préalables établis, attardons-nous
sur le contenu technique de votre auto entraînement en commençant par
le kata puisque cet exercice est l’archétype de la pédagogie
martiale.
Utiliser
les bons outils et des références indiscutables
Je déconseille aux débutants qui ne
disposent pas d’une bonne vidéo d’expert de se lancer dans
l’apprentissage de techniques ou de kata nouveaux. Mieux vaut,
dans ce cas, répéter ce que vous avez appris au dojo et qui a déjà reçu
des corrections. Certes, je n’ai pas moi-même respecté ce conseil, mais
disons que j’ai eu de la chance. Nombreux sont ceux qui, dans les mêmes
conditions ont commis de lourdes erreurs. La remédiation a toujours été
longue et douloureuse.
Pour vous remémorer une séquence oubliée, une vidéo ordinaire, comme
celles de Kanazawa Sensei, malheureusement de médiocre qualité, qui
figurent sur le site du GOSHIN BUDOKAI, est utilisable. A
contrario, apprendre un nouveau kata nécessite d’observer et de
reproduire des détails d’une grande finesse ; vous devez visionner
une excellente vidéo d'un maître reconnu et vérifier immédiatement au
miroir la conformité
de votre exécution.
Un kata n’est pas une simple suite de techniques. Il représente
un combat avec ses temps d’observation, ses accélérations, ses
ralentis, ses explosions d’énergie. Vous devez donc lui conférer du
réalisme. Attention ! sans détériorer votre gestuelle.
Observez-vous quand vous pratiquez lentement, puis avec un fort kime
et enfin avec des déplacements extrêmement rapides. Vous constaterez
souvent de nettes différences : trajectoires modifiées, précision
aléatoire, équilibre incertain, etc. Vous serez au point quand, quel
que soit le mode d’exécution, il n’y aura plus aucune différence de
maîtrise gestuelle.
Si vous disposez des moyens techniques adéquats, arriver à reproduire
correctement les gestes et déplacements d’un modèle est un objectif
raisonnable. Donner à votre kata la vraisemblance du combat
n’est pas non plus un défi insurmontable. Mais cela demande du
temps et de nombreuses répétitions sont nécessaires pour parvenir
à « sentir » un kata. Parfois, un passage ne se
laisse pas apprivoiser facilement — difficulté purement technique ou
sensation insatisfaisante. Dans ce cas, travaillez l’enchaînement
incriminé jusqu’à l’obtention d’un résultat conforme à vos attentes.
Revenez alors au kata complet et vérifiez la bonne intégration
de ce passage avec les mouvements qui l’encadrent.
Je conseille vivement de travailler les kata dans les deux
sens : normalement et en commençant de l’autre côté (à l’envers
— ura). Certaines techniques et des pivots se présentent
toujours du même côté ; en pratiquant à l’envers, vous équilibrez
votre travail. Au minimum, pratiquez cette forme dans votre tokui-kata
(kata préféré) et ses bunkai.
« Vous ne devriez pas démontrer un kata
avant de l’avoir répété au moins dix mille fois » disaient les
maîtres d’Okinawa. Et d’ajouter : « La compréhension
profonde du kata — les motivations du créateur, sa
signification, ses techniques cachées, son éventuelle symbolique —
intervient encore plus tard. » Ainsi, certains maîtres de l’Okinawa-te
(l’ancêtre du karate-do) au 19e
siècle ont exécuté plus de cent mille fois leurs kata. Mais à
l’époque, la plupart enseignaient un maximum de trois kata qui
représentaient l’essentiel de leur entraînement — le jyu gumite
est apparu au 20e siècle.
Aujourd’hui — exigences fédérales ? — vous êtes tenu
d’en pratiquer beaucoup plus ; ce qui peut nuire à l’analyse
approfondie, préalable nécessaire à la compréhension. Cette
connaissance élargie est peut-être une richesse, mais conservez
toujours un ou deux kata — les tokui-kata —
que vous
peaufinez comme les anciens maîtres.
Cependant, la compréhension d’un kata n’est pas une
illumination subite qui survient après un nombre déterminé de
répétitions. Elle se construit progressivement et, dès les
balbutiements, il faut s’interroger pour en saisir les enseignements.
La complexité du monde moderne conduit à accepter de ne pas tout
comprendre. Malheureusement cette attitude s’étend aux principes
élémentaires. Qui se demande comment il fait pour marcher ? ou
pour penser ? ou pour tourner dans un kata ? Reprenez
vos réflexes de petit enfant ; devant l’inconnu, posez-vous les
questions fondamentales : c’est quoi ? pourquoi ?
comment ? Dans la mesure de vos capacités, trouvez vous-même des
réponses et confrontez-les à celles de pratiquants aguerris.
Même débutant, essayez d’imaginer les différentes possibilités de bunkai
du kata. Testez-les avec un partenaire compétent.
Sachez-le : vos kata recèlent, en dépit d’apparences
parfois simplistes, des trésors inestimables sur les plans
technique, tactique, stratégique, psychologique et philosophique. Vous
en découvrirez rapidement certains, d’autres se dévoileront après des
milliers de répétitions. Les kata sont des outils
pédagogiques ; ils livrent leurs enseignements de façon
progressive, chaque découverte induisant une nouvelle recherche.
Certains aspects sont cachés ; ce n’est pas toujours la gestuelle
qui vous aiguillera, mais parfois une sensation enfin judicieusement
placée. Ce jour-là, l’évidence, invisible au néophyte, vous éblouira.
Votre travail vous fera peut-être également ressentir des absences.
Absences de plus en plus flagrantes au fur et à mesure de votre
progression. Volonté délibérée du créateur ? Possible ! Dans
tous les cas elles exciteront votre besoin de comprendre.
Le potentiel didactique d’un kata est énorme, mais il s’inscrit
dans la lignée de ces maîtres qui vous disent : « Je ne
vous donnerai rien ; mais vous pouvez tout me
prendre ! » La passivité n’a jamais rien produit ; seul
l’effort est constructif. N’attendez pas tout de votre sensei ;
inscrivez-vous dans le schéma qui veut que l’élève, un jour, dépasse le
maître.
Les kata sont composés de
positions, déplacements, défenses, esquives, frappes (pieds, poings,
coudes, genoux, tête, etc.), saisies, dégagements, luxations,
projections, contrôles, immobilisations, étranglements, etc. Pour
parvenir à une bonne prestation en kata, mais également en kumite,
la maîtrise de chaque technique prise individuellement est
indispensable.
Il ne suffit pas de répéter un geste pour obtenir un résultat
satisfaisant. Encore faut-il lui accorder une méticuleuse attention et
respecter une forme rigoureuse afin de l’améliorer progressivement et
non le détériorer. Une phase est délicate : celle où le geste
étant maîtrisé, on recherche des sensations plus fluides. La forme ne
doit pas en être chamboulée. Même porteur de nombreux dan, il
faut constamment revenir sur la technique de base pour ne pas installer
insidieusement des défauts préjudiciables et, c’est toujours possible,
la perfectionner.
Prenons un exemple simple : choku zuki (coup de poing
fondamental exécuté en position hachiji dachi).
Contrôlez à chaque exécution le déroulement de votre tsuki
conformément à la description suivante :
Le corps est bien centré, la tête et le dos droit, les épaules basses,
le regard placé sur l’axe sagittal du corps. Les poings sont
correctement serrés, sans autre contraction que celles des fléchisseurs
des doigts et de l’éminence thénar (à la base du pouce). En maintenant
le corps de face, un bras est tendu devant soi, l’articulation du coude
n’arrivant pas en butée. Le poing correspondant est placé sur l’axe
sagittal du corps, légèrement plus bas que les épaules et tourné
phalanges vers le sol, le dessus de la main dans l’alignement de
l’avant-bras, l’axe de ce dernier passant entre les kento
(extrémité distale des métacarpes) de
l’index et du majeur. L’autre poing est placé à la taille, juste
au-dessus de la hanche — en style Shotokan —, et tourné
phalanges vers le ciel avec le coude correspondant bien tiré vers
l’arrière.
Inversez le plus vite possible les positions des deux bras dans deux
trajectoires rectilignes et synchronisées — tsuki vers
l’avant, hikite vers l’arrière. Vos coudes effleurent vos
flancs et vos poings tournent dans les tout derniers centimètres de la
trajectoire. Ce mouvement est initié par une vive impulsion de départ
qui s’appuie sur une contraction préalable de la sangle abdominale, le
reste de la trajectoire se poursuivant en totale inertie. Ne mettez pas
d’énergie dans les épaules. Dans le temps de la rotation des poings à
l’impact, contractez fortement vos avant-bras et vos dorsaux en
verrouillant bien votre hikite et renforcez la contraction
abdominale en poussant éventuellement le kiai afin de
transmettre un maximum d’énergie. Ne laissez pas votre épaule partir en
avant. Relâchez dans la demi-seconde suivante toutes les tensions
induites par le kime sans modification apparente de votre
posture.
- Erreurs ou insuffisances :
- Bascule latérale de la tête ou des épaules ;
- Tête enfoncée dans les épaules (mauvaise fixation
du tsuki) ;
- Avancée de la tête (mouvement de gallinacé) ;
- Regard fuyant (manque de conviction et perte
d’efficacité) ;
- Poing mal aligné ou avant-bras relâché à l’impact
(risque de fracture
du poignet) ;
- Coude qui s’écarte du corps et rotation du poing
prématurée ;
- Imprécision du point d’impact (kime mal
maîtrisé) ;
- Impact en face de l’épaule et non sur l’axe
sagittal du corps ;
- Épaule mal fixée et trop avancée à l’impact (risque
de luxation) ;
- Flexion-extension des jambes à chaque tsuki ;
- Désynchronisation du tsuki et du hikite ;
- Déficit d’explosion (le poing démarre lentement
puis accélère) ;
- Kime insuffisant (le karate-gi ne
claque
pas) ;
- Hikite relâché (muscles dorsaux
insuffisamment contractés à l’impact) ;
- Crispations et mimiques parasites ;
- Appels (le poing ou l’épaule sont tirés vers
l’arrière avant de lancer le tsuki) ;
- Investissement de l’esprit perfectible.
Toutes les techniques peuvent se
présenter selon un inventaire construit sur le modèle ci-dessus. Pour
la plupart des techniques de votre art martial, il vous faudra sûrement
le réaliser vous-même car votre instructeur n’énumère pas toutes les
consignes et erreurs à éviter à chaque geste. À vous de les compiler.
Affûter
l’esprit
Le respect rigoureux des
recommandations de votre professeur permet
d’obtenir des mouvements justes, mais souvent quelque peu empruntés.
Vous devez alors laisser votre corps s’exprimer plus naturellement.
Néanmoins, assurez-vous périodiquement de ne pas trop vous écarter du
schéma d’exécution préconisé.
Pour reprendre l’exemple précédant, en apprentissage, vous devez sentir
vos coudes frotter vos flancs. La recherche d’un geste naturel, plus
instinctif, d’une plus grande vivacité ou d’un kime plus
énergique peut vous amener à les écarter légèrement du corps. Vérifiez
périodiquement, même si vous êtes gradé, que vos coudes restent
toujours proches du plan vertical contenant la trajectoire de votre tsuki.
La recherche d’une certaine forme d’aisance ne doit pas compromettre la
qualité technique de votre art. Et il ne s’agit pas d’un pur
académisme ; si vos coudes s’écartent, votre geste est plus
facilement perçu par l’adversaire, vous exposez davantage vos flancs et
vous perdez en puissance, surtout en cas d’impact prématuré, la poussée
du bras n’étant pas entièrement dirigée vers le point vital de
l’adversaire.
La maîtrise parfaite du choku zuki selon les critères énoncés
ci-dessus vous amènera à découvrir des détails, des subtilités, des
nuances dont nous n’avons pas parlé. L’étude d’une technique n’est
jamais totalement achevée.
Ces conseils de travail, qui portent sur
une seule technique, donnent une idée du temps nécessaire à
l’acquisition d’un bon niveau de karaté ; c’est énorme. Mais si
l’on pense karate-do, il faut y adjoindre la maîtrise de
l’esprit pour réellement être apte à résoudre des situations
conflictuelles compliquées ; c’est colossal. Ça n’a de toute
manière rien à voir avec l’acquisition de quelques techniques destinées
à briller en compétition ou en bagarre de rue.
S’engager sur la Voie martiale dont la destination paraît si lointaine
pourrait s’avérer dissuasif pour de nombreuses personnes. Cependant, il
s’agit d’un voyage enthousiasmant jalonné de multiples récompenses. Nul
besoin d’arriver au bout du voyage pour être payé de ses efforts ;
chaque étape offre son lot de satisfactions, de découvertes et
d’ouverture du champ de l’esprit. Toutefois, pour être gratifiants, les
efforts doivent être intelligemment conduits.
Si vous respectez un protocole rigoureux, si vous avez bien compris la
nécessaire implication de l’esprit, n’hésitez pas à ajouter quelques
entraînements solitaires à ceux dispensés habituellement dans votre
club. Sans doute cela vous permettra-t-il d’accéder plus vite au grade
supérieur, mais, la couleur de votre ceinture, c’est l’aspect
superficiel de votre progression. L’essentiel est en vous, bien caché
— l’art martial n’est pas destiné à satisfaire les egos
hypertrophiés —, mais ô combien exaltant !
Sakura Sensei
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