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LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI Automne 2001

 

 

LA PEUR


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Soke Shogo KUNIBA soutenait que les arts martiaux avaient pour but de maîtriser les émotions, la technique étant le véhicule vers cet ultime objectif.

En effet, toutes nos émotions peuvent nous conduire au désastre si elles guident nos réactions. Peur, colère ou haine n'ont jamais été les meilleures conseillères. Si la colère ou la haine peuvent nous amener à commettre des actes regrettables, la peur nous confine le plus souvent dans une tétanisation physique et mentale dont nous aimerions nous débarrasser.

Avant de voir s'il est possible d'éliminer la peur, il convient d'en comprendre le fonctionnement.

 

Comprendre la peur

L'encyclopédie Hachette nous fournit les renseignements suivants :
« La peur est un trouble émotif causé par l'idée d'un malheur, d'un danger possible, le plus souvent imminent.
Les réactions physiologiques de la peur sont bien connues : accélération du rythme cardiaque, élévation de la pression sanguine, vasoconstriction, sueurs, hérissement des poils et des cheveux, augmentation de la sécrétion d'adrénaline, relâchement des sphincters, arrêt des sécrétions (salive, etc.). »

En fait, le sujet est appréhendé de façon très variable suivant les auteurs car personne ne le maîtrise dans sa totalité. Ainsi, l'encyclopédie Hachette est confuse : elle semble nous orienter vers la physiologie alors que la première phrase utilise les termes « idée » et « trouble émotif » qui évoquent plutôt une composante psychologique. De plus, elle ne donne aucune indication sur la nature de ce trouble émotif et n'explique pas la liaison entre les sphères psychiques et physiques.
Peu d'articles, qu'ils émanent de scientifiques ou de philosophes, proposent une véritable explication du phénomène de la peur (pour ne pas dire aucun !) En réalité, quelques pistes sont ouvertes, mais aucune n'aboutit.

Pourtant, une hypothèse est évidente : la peur est une réaction physiologique adaptative relayée par une activité psychique inhibitrice. Seul le penseur indien Krishnamurti décrit un processus comparable où la réaction physiologique est qualifiée de « peur animale ».
Étayons notre hypothèse.
La sécrétion d'adrénaline constatée dans la peur a un effet immédiat : elle permet d'augmenter la quantité de glucose circulant dans le sang. Ajoutée aux réactions physiologiques citées plus haut, cette caractéristique installe l'individu qui subit le stress de la peur dans un état parfaitement adapté à la fourniture d'un effort intense (physique ou intellectuel).
Malheureusement, cette réponse adaptative dure peu. Juste le temps nécessaire pour que l'activité psychique commence à fournir sa propre réponse guidée par les tréfonds de notre conscience (ou de notre inconscience !) Car force est de constater que la réponse nous vient presque toujours de l'intérieur, jamais de l'observation de la cause de la peur.

Un exemple : je conduis mon automobile. Soudain, devant moi, des véhicules se heurtent et se disposent en quinconce sur ma trajectoire. Impossible de freiner, donc j'accélère, donne plusieurs coups de volant, dérape puis redresse ma voiture dans l'axe de la chaussée. Sans doute s'agit-il de la phase physiologique adaptative. Aucune pensée n'a encore pu se développer ; mon cerveau est totalement accaparé par l'action. Mais celle-ci cesse quand j'arrête mon véhicule cent mètres plus loin et aussitôt, alors que je n'ai encore rien vu de précis, les pensées se bousculent, désordonnées, sous forme d'images, de mots, de flashs : « accident, mort, femme, blessés, enfants, sang, mort, souffrance, ferraille, mort, mort, mort... », cette dernière idée m'obsède. Et soudain, je sens mes jambes qui flanchent, je suis comme vide, dépourvu de la moindre capacité à réagir, paralysé ! Oui, la conscience de la peur m'envahit accompagnée de son concert d'inhibitions.
Ces deux phases de la peur ne sont pas toujours ressenties aussi distinctement mais ce schéma explicatif n'en est pas pour autant remis en question. Il suffit que l'objet de la peur s'installe progressivement et non brusquement pour que la réponse psychique arrive avant la réponse physiologique et l'empêche de produire son effet normal. Dans le cas de l'angoisse, l'objet de la peur est interne et n'existe pas réellement ; la réponse est forcément et uniquement psychologique.

Résumons : un aspect de la peur semble bénéfique puisqu'il nous met en état de réagir efficacement. Encore faut-il que cette énergie potentielle soit utilisée correctement. Quant à l'aspect psychique, il est le plus souvent néfaste sauf lorsque la meilleure réponse à une situation consiste à ne rien faire.
Nul besoin d'être grand clerc pour saisir ce qu'il convient de faire. D'une part, s'entraîner pour développer des gestes, comportements et automatismes qui offriront la réponse adéquate à une situation particulière et éviteront les réactions erronées ou dangereuses. D'autre part, rechercher et appliquer une ou des méthodes destinées à éviter le démarrage et l'installation de la réponse psychologique qui s'avère presque toujours préjudiciable.

À ce stade, il est nécessaire d'analyser plus finement la nature de la peur psychologique.
Si nous reprenons l'exemple de l'accident, nous voyons la peur survenir quand l'action s'arrête, lorsque les pensées nous assaillent. Ce que chacun peut observer : quand on est totalement actif, aucune peur ne se manifeste. Quand l'esprit abandonne une tâche complexe qui nécessitait de l'attention, il reprend son incessant bavardage et, en situation de stress, ce bavardage devient inquiétant. Dans l'accident, il évoque la mort ; assis dans mon fauteuil, un probable licenciement ou l'échec à un examen ; lors d'une agression, le vol de mon portefeuille, un coup de couteau dans l'abdomen, ma présence incongrue en cet endroit, etc.

 

Vaincre la peur

La pensée, n'est-ce pas ? C'est bien la pensée qui est responsable de nos peurs. Et comment se fait-il qu'elle soit incapable de répondre efficacement à une vive sollicitation ? C'est que nos pensées s'élaborent à partir d'un substrat (il faut bien des éléments pour construire cette pensée) qui ne peut-être que la mémoire. Or, la mémoire concerne le passé, même s'il est très récent, et la pensée, élaborée avec des éléments du passé ne peut pas constituer un bon support de l'action qui, elle, se déroule dans le présent.
Pour agir efficacement, nous avons besoin de diriger nos facultés intellectuelles vers le seul objectif de l'action. Survienne la pensée parasite et l'action s'arrête. Les étudiants le savent bien : quand l'esprit s'échappe finit le travail. Chacun peut observer cette dure réalité : l'esprit ne peut gérer qu'une tâche à la fois (hormis les automatismes). Ceux qui croient réaliser plusieurs travaux simultanément font du « zapping » intellectuel ou bien sabotent leur travail, voire ont recours aux automatismes comme dans la conduite automobile.
Autrement dit, la disponibilité de l'esprit est requise pour l'observation. Si une pensée, peur ou autre, survient, mon observation se dégrade et la réponse apportée à une situation donné sera forcément inadéquate.

Nous voyons bien se dessiner une solution : si nous sommes capables de maîtriser notre esprit, de le diriger vers la tâche que nous souhaitons lui voir accomplir, d'empêcher les pensées parasites de se développer, nous aurons atteint notre but.
Oui ! Mais comment procéder ?
En premier lieu, c'est évident, entraînons-nous. La progression technique fait reculer le point d'apparition de la peur. La femme que les menaces d'un gamin de douze ans paralysaient ne se sent plus perturbée dans les mêmes circonstances après quelques années de pratique d'un art martial. Un entretien d'embauche, s'il a été correctement préparé, sera abordé avec plus de sérénité. Quel que soit le domaine considéré, la peur n'apparaît que lorsqu'on a le sentiment de ne plus maîtriser la situation, quand se dessine l'incertitude. L'entraînement est le meilleur moyen de repousser cette limite.
Ensuite, attaquons-nous directement à la peur psychologique. Plusieurs voies peuvent être explorées. Nous pouvons :

  • Tenter, indépendamment de notre entraînement, de reculer le moment où elle fait irruption. (Méthodes de freinage)
  • Occuper notre esprit à des pensées qui empêcheront sa survenue. (Méthodes palliatives)
  • Discipliner notre esprit de façon à décider de ce qu'il doit faire et quand il doit le faire. (Sagesse)

 

Méthodes de freinage

Nous utiliserons la respiration profonde. Celle-ci nécessite l'attention du sujet donc ne permet pas l'installation des pensées parasites. Elle est utile chaque fois que les événements nous laissent un peu de temps, par exemple avant un examen, un entretien, une apparition publique, une compétition, lorsque nous ressentons ce qu'il est convenu d'appeler « le trac ».
La méthode a ses limites car très vite la respiration repasse sous contrôle végétatif, mais nous pouvons l'améliorer en affinant notre analyse : essayer de sentir le trajet de l'air, les mouvements du diaphragme et de la cage thoracique, l'échange de l'oxygène et du dioxyde de carbone dans les alvéoles pulmonaires, etc. Inconvénient : l'esprit n'est pas disponible pour l'observation mais nous  évitons les ravages causés par la peur.
Nous pouvons aussi foncer tête baissée dans l'action. Si celle-ci parvient à nous accaparer entièrement, la peur ne pourra pas s'installer. Mais, là aussi, manque l'observation et le risque est grand de commettre une erreur. Et la peur n'est que différée.

 

Méthodes Palliatives

Il s'agit d'occuper l'esprit avec des pensées constructives utiles à l'action qui occulteront toute possibilité de laisser l'esprit divaguer. La sophrologie et la programmation neurolinguistique (PNL) font partie de ces méthodes. Un skieur qui récite sa descente et les mouvements appropriés au fur et à mesure qu'il parcourt la piste améliore son efficacité et évacue la possible apparition de la peur. Malheureusement, il perd aussi les repères de sa limite technique et peut prendre des risques inconsidérés. De graves accidents sont imputables à ces méthodes. De plus, elles doivent être programmées et ne conviennent pas pour l'événement imprévu tel que l'agression. Leur intérêt est donc limité à des situations particulières.

 

La sagesse

Évidemment, c'est l'idéal, mais ô combien difficile d'accès !
Une tension physique correspondant toujours à une tension psychique, toutes les méthodes de relaxation sont bénéfiques. La méditation zen, par exemple, qui vise à la maîtrise de l'esprit, est intéressante ; mais elle s'encombre vite de tout un fatras de rites et ajouts qui l'éloigne de l'objectif initial.
Seul, à notre connaissance, Jiddu Krishnamurti nous fournit les éléments conceptuels de l'accès à la sagesse. Mais il n'indique pas de méthode ; il précise même qu'il ne peut pas y avoir de méthode. Tout le travail est à réaliser par soi-même et ce n'est que justice : seuls parviendront à cet état de grâce ceux qui l'auront mérité. Personne ne peut nous aider, tout le monde part du même point et dispose des mêmes atouts.

La première étape, la plus difficile, repose sur l'observation de notre fonctionnement intime. Prendre conscience de tous nos conditionnements : culturels, religieux, professionnels, familiaux, etc. Les observer sans les juger et comprendre toutes leurs implications. Appréhender comment se forment nos pensées, l'influence sur celles-ci de nos conditionnements. Voir d'où proviennent nos désirs, nos joies, nos souffrances, nos peurs, nos sentiments, tout le fouillis qui encombre nos consciences, l'avouable et l'inavouable, nos désordres, nos conflits, etc. Bref procéder à une introspection sans complaisance, nous voir tel que nous sommes : petits, mesquins, hypocrites, arrogants, dominateurs, haineux, concupiscents, cupides, lâches, agressifs, veules, etc.
Observer ce qui nous entoure est déjà délicat car nos conditionnements agissent comme des miroirs déformants : nous ne voyons pas les choses de la même manière si nous sommes américains ou européens, chrétiens ou taoïstes, homme ou femme. Mais l'introspection est largement plus délicate car, spontanément, nous sommes enclins à justifier nos travers, à nous admirer complaisamment ou, au contraire pour certains, à peindre tout en noir de façon morbide.

Voilà donc l'ultime objectif : nous observer tel que nous sommes, sans nous juger, nous voir dans notre plus profonde nudité afin de comprendre par nous-mêmes, et pas selon Krishnamurti ou tel autre penseur, ce que nous sommes et comment nous fonctionnons. C'est le but de la méditation, pas seulement celle que l'on pratique dans une position particulière mais aussi celle de tous les instants. Se connaître quand rien ne nous perturbe est insuffisant. C'est dans notre vie courante que nous allons découvrir nos désordres, notre confusion, nos conflits et contradictions. Cette vision totale de soi, lorsqu'elle se réalise provoque immanquablement un énorme choc spirituel. Suivant les cultures, cet instant est nommé éveil, illumination ou satori. Peu importent les mots, seule compte l'évidence de ce que l'on voit. Car voir, c'est comprendre.

Et alors ?
Et alors, c'est tout !
Krishnamurti nous dit : « Si vous marchez vers le sud depuis longtemps et que, brusquement, vous découvrez qu'il y a erreur, que vous êtes en route vers le nord ; que faîtes-vous ? Vous vous arrêtez, bien sûr ! » Il en ira de même de votre esprit. Quand il découvre sa propre horreur, son incohérence, sa folie, ses erreurs, que peut-il faire ? Il s'arrête de bavarder, se libère de tous ses affects et reste vide. Autrement dit, disponible, utile et efficace.
Cette vacuité de l’esprit, c’est la sagesse.

Sakura sensei


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