LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI juin 2018
SOKON « BUSHI » MATSUMURA
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Pour
trouver le chemin de l’épanouissement, de la sagesse
ou du bonheur, le bon sens, « la chose la mieux partagée au
monde »
(Descartes ; Discours de la méthode), devrait suffire. À condition
que les
multiples et insidieuses influences psychologiques qui nous assaillent
quotidiennement ne nous égarent pas. Pour éviter de nous fourvoyer, de
subir de
sournois conditionnements ou de perdre tout repère lors d’événements
traumatisants,
ceux où on se sent brinquebalé par l’existence, des garde-fous sont
nécessaires. En premier lieu, il est impératif de se doter d’une
philosophie de
la vie mûrement réfléchie qui servira de guide dans les moments
difficiles.
Certes, l’exercice demande de la maturité, mais « aux âmes bien
nées, la
valeur n’attend point le nombre des années » (Corneille ; Le
Cid).
Ensuite, il faut veiller à ce que toutes les décisions importantes
suivent des
objectifs clairs qui s’accordent harmonieusement avec celle-ci tout en
tenant
compte de la réalité des contingences quotidiennes.
Si
on lui accorde des prérogatives qui dépassent
le simple défoulement, le choix d’une pratique martiale doit s’inscrire
dans ce
schéma. En effet, s’il est possible de se contenter de ses aspects
utilitaires
ou récréatifs, l’art martial, pour peu qu’il soit enseigné et perçu
dans toutes
ses dimensions, est une véritable école de vie susceptible de
transcender
l'existence de son adepte. Déterminer ce que doit recouvrir l’art
martial idéal
pour s’intégrer dans notre conception de la vie et sélectionner avec
soin le
maître contemporain ou ancien qui l’incarne le mieux et nous servira de
référence pour nous orienter dans le labyrinthe des activités dites
« martiales » sont des préalables indispensables car
l’observation de la diversité de ce qui nous est proposé sous
l’appellation
« art martial » a de quoi déstabiliser. Sous la seule
rubrique
« karaté » les différences d'un club à l'autre sont parfois
colossales :
présence, ou non, d'une conception philosophique de l'art
martial ;
objectifs de l’entraînement aux antipodes l’un de l'autre ;
contenus
techniques difficilement comparables ; méthodes pédagogiques fort
dissemblables... Une philosophie de vie bien établie permet déjà
d’opérer un
tri, mais il faut aller plus loin pour acquérir la certitude d’un choix
judicieux. Cette réflexion peut s’aborder ainsi :
- Quelle ultime finalité mon art martial doit-il viser ?
- Quel contenu technique y répondra le plus efficacement possible ?
- Quelle éthique lui conférera un dessein chevaleresque ?
- Quelle pédagogie transmettra au mieux la technique, la
stratégie, la philosophie et les valeurs qui le sous-tendent ?
Pour
un enseignant, répondre clairement à ces questions permet de rester
cohérent en
proposant des cours variés et innovants, ce qui est loin d'être une
évidence.
En effet, une vision trop étroite conduit à la répétition mécanique et
à la
lassitude des élèves ; à l’inverse, une recherche de
diversification sans
fil conducteur représente un regrettable gaspillage d’énergie. Quant à
l’étudiant conscient de la réelle portée d'une pratique martiale
authentique,
il y gagne l'assurance de choisir correctement son objectif, son
cheminement,
son club et il évite de se retrouver écartelé entre deux visions
antagoniques.
Différents choix de maîtres et d'arts martiaux peuvent
s'accorder avec les multiples manières d’appréhender la vie. Très peu,
cependant, revêtent un caractère universel et intemporel. Cet article
nous
emmène à la découverte d’un modèle martial véritablement
incontournable.
Choix d'une référence martiale
Assurer
sa sécurité physique et celle de ses proches est une préoccupation qui
concerne
l’intégralité du monde vivant. Les animaux ont tous développé des
stratégies
pour se protéger des prédateurs, mais l’homme est un animal particulier
puisque
son principal prédateur c’est lui-même. En conséquence, depuis la
préhistoire,
toutes les communautés humaines ont inventé des moyens et des
techniques de
défense pour se prémunir de la vindicte de leurs congénères. Comme la
frontière
entre la guerre et les différentes formes d’agression a longtemps été
confuse,
les méthodes de lutte individuelle ou collective se sont souvent
ressemblées.
Cela explique le peu de différenciation dans les termes qui désignent
les
multiples variantes de l’affrontement physique. Ainsi l’adjectif
« martial », qui dérive de Mars, dieu de la guerre dans la
mythologie
romaine, a été utilisé pour qualifier toute sorte de combat et ce qui
s’y
rapporte : stratégie martiale, cour martiale, loi martiale,
discours
martial, économie martiale, art martial… En japonais, on retrouve le kanji
(idéogramme) « bu », qui représente des hallebardes
entrecroisées, dans bugei, bushi, bu-jutsu, buki,
buke, kobu-jutsu, bushido, bubishi,
kobudo, budo, budoka…
ce qui laisse, en théorie, une large marge d’interprétation pour lier
chacun
d’eux à la guerre, à la bataille rangée, à la défense personnelle, au
duel, à
un simulacre ludique ou sportif de combat, voire, selon certaines
lectures de
ce kanji, au règlement pacifique des conflits. Aujourd’hui, à
chacun de
ces mots et à chaque activité liée au combat sont affectés des
registres bien
déterminés, fruit de la spécialisation à outrance dont le 20e
siècle
nous a gratifié, mais cela n’a pas toujours été le cas. En effet,
l’alliance
d’objectifs multiples et de moyens a priori éloignés a bien existé et
elle a
produit les arts martiaux les plus intéressants, car les plus aptes à
faire face
aux situations les plus variées. À Okinawa, principale île de
l’archipel des
Ryukyu, ce type d’art martial total a sans doute surpassé tous les
autres.
Cette suprématie a culminé au 19e siècle sous la houlette de
Sokon
« Bushi » Matsumura.
Les
méthodes de combat que les Okinawaïens avaient conçues dès le premier
millénaire, subirent plusieurs entraves à leur développement qui leur
furent
finalement bénéfiques. La première quand le roi, après l’unification
des Ryukyu
au 15e siècle, interdit le port des armes dans tout le
royaume et
assigna la noblesse à résidence en son château de Shuri pour juguler
toute
tentative de révolte ou de sécession. « À quelque chose, malheur
est
bon » ; comme il fallait bien se prémunir des attaques de
brigands
qui ne respectaient évidemment pas l’interdiction du port d’arme,
l’aristocratie à Shuri et le peuple partout ailleurs réagirent en
affinant
leurs techniques de défense à main nue, avec un bâton ou leurs outils
de
travail. Cette proscription n’ayant jamais cessé, ces arts de défense
devinrent
une composante caractéristique de la culture locale.
La
deuxième contrainte, certainement la plus décisive, est une conséquence
du
positionnement stratégique d’Okinawa, qui a toujours excité la
convoitise de
ses grands voisins, la Chine et le Japon. Ceux-ci ont entretenu depuis
la nuit
des temps, et encore aujourd’hui, une belliqueuse rivalité matérialisée
en 1609
par l’occupation de l’île par les samouraïs du daimyo Shimazu
de Satsuma
(province de Kyushu, la plus au sud des grandes îles du Japon)
missionné par le shogun Tokugawa qui voyait d’un mauvais œil
l’omniprésence des Chinois à
Okinawa. Il imposa des règles encore plus contraignantes que celles de
la
royauté, notamment en interdisant toute activité ressemblant à une
pratique
martiale. Si, sur le terrain d’Okinawa, les deux grands ennemis se sont
contentés de se regarder en chiens de faïence, la population de l’île
en fut
profondément affectée. La décision du roi brimait surtout les seigneurs
de la
guerre étroitement surveillés au château de Shuri, mais les samouraïs
japonais
étaient des envahisseurs honnis qui opprimèrent tous les Okinawaïens
durant
deux siècles et demi. Ceux-ci ne pouvaient pas rester sans
réaction ; ils
approfondirent, avec l’aide des Chinois et le plus souvent en secret,
leur
recherche d’efficacité martiale et poussèrent l’intensité de leurs
entraînements
à la limite des possibilités humaines. Si la pratique martiale était
déjà
culturelle, elle devint quasiment génétique.
Le
touriste du 21e siècle peut aisément constater cette culture
martiale atavique dans l’énorme proportion de la population qui
pratique, dans
le nombre faramineux des dojos ou des maîtres en regard de la taille du
territoire (1200 km2) et jusque dans les danses locales
traditionnelles (odori) au sein desquelles on retrouve
fréquemment des
gestes et attitudes caractéristiques des kata anciens.
Dans
ce fantastique chaudron où l’art martial local s’est élaboré, surnagent
les
noms de bushi (guerriers nobles d’Okinawa) de grande valeur,
mais c’est
le peuple, toutes classes confondues, parfois dominé, souvent contraint
mais
jamais asservi, qui éleva l’art martial indigène, connu à l’origine
sous les
termes de kobu-jutsu (utilisation d’outils traditionnels à des
fins
défensives), te (littéralement : main ; ce qui se
fait
avec la main ; art martial sans arme),
Tode (boxe chinoise) et plus tard Okinawa-te, au statut de trésor
national. Sans cette tenace
ferveur populaire, ces bushi n’auraient été que des
épiphénomènes.
Les sensei
(maîtres) originaires d’Okinawa passés à la
postérité sont ceux
dont les portraits sont affichés dans la plupart des dojos
occidentaux :
Funakoshi (1868-1957 ; Shotokan-ryu), Mabuni (1889-1952 ;
Shito-ryu),
Miyagi (1888-1953 ; Goju-ryu) et quelques autres représentant des
styles
moins connus. Il faut y ajouter Ohtsuka (1892-1982), fondateur du
Wado-ryu, mais
il est né au Honshu, l’île principale du Japon, et n’a fait qu’enrichir
son ju-jutsu
en atemi waza (techniques de frappe) auprès de Funakoshi.
Ont-ils, comme
certains le prétendent, sauvé le karaté d’une extinction certaine en
l’adaptant
à l’air du temps, en l’édulcorant, en le transformant en gymnastique
pour
écolier puis en sport de compétition ? Certes, la formidable
expansion
mondiale du karaté résulte de l’adhésion de ces sensei à
l’hédonisme
naissant au début du 20e siècle, mais cette culture du corps
qui
néglige l’esprit et oublie l’efficacité tant recherchée par les
générations
précédentes n’est pas du goût de tous les budoka. Pour un
amateur d’art
martial authentique, la figure tutélaire, la véritable source
d’inspiration,
devra être recherchée parmi les bushi qui ont précédé ces
vulgarisateurs, ceux pour qui l’art martial, au service de l’ordre et
de la
justice, devait répondre de façon précise et nuancée à toutes les
formes de
violence. Dans cette perspective, le nom de Sokon « Bushi »
Matsumura apparaît et s’affiche comme modèle insurpassable car les
bouleversements
survenus à Okinawa depuis la fin du 19e siècle n’ont pas
permis l'émergence d'un nouveau modèle martial incontestable.
Pourquoi
cette référence, en quoi est-elle essentielle et sur quels éléments
vérifiables
repose-t-elle ? C’est à ces questions que nous allons tenter de
répondre.
Cependant, il ne s’agit pas
de sombrer dans une nostalgie désespérée mais de constater
qu’aujourd'hui des
enseignants, malheureusement trop peu nombreux, s'efforcent de
s’inscrire dans
l’archétype constitué par l’art martial de Matsumura. L’analyse qui
suit
permettra de les reconnaître.
Mystères et certitudes
La
biographie de Sokon Matsumura est jalonnée de nombreux
mystères : les dates de sa naissance et de sa mort, son véritable
nom, ses
faits d'arme et bien d’autres détails qui, s’ils étaient certifiés,
pourraient
donner du corps à la légende qu’il est devenu. Malheureusement, très
peu de
documents d’époque sont disponibles ; la plupart de nos
renseignements
proviennent donc de la mémoire, pas toujours fidèle, des générations
qui ont
succédé aux hommes et événements de cette période de l’histoire
d’Okinawa.
Plusieurs
facteurs expliquent les imprécisions et lacunes historiques sur les
arts
martiaux d’Okinawa. Rappelons quelques faits :
- Ce n’est pas avant la
fin du premier millénaire qu’une langue japonaise écrite s’est
finalisée sur la base des idéogrammes chinois. Cependant, cette langue
écrite se répandit très lentement, la tradition d’une culture orale
perdurant dans de nombreuses strates de la société nippone jusqu’à une
époque récente.
- Entre 1609 et 1871,
l’occupation d’Okinawa par le clan Shimazu imposa de pratiquer le te
et le kobu-jutsu secrètement, souvent la nuit. Ce n’est qu’au
début du 20e siècle que ce besoin de secret disparut. Des
documents écrits commencèrent alors à circuler, la transmission orale
de maître à disciple devint moins confidentielle, mais le premier écrit
public n’apparut qu’en 1922 (Ryukyu Kenpo Karate de Gichin Funakoshi)
- En 1945, la bataille
d’Okinawa fut un des plus âpres combats de la seconde guerre mondiale.
Les destructions sur cette petite île atteignirent des niveaux
inimaginables. Fort peu de documents réchappèrent aux batailles,
explosions et incendies.
- De très nombreux pays
ont falsifié leur histoire à des fins généralement politiques ─ la
France y a souvent succombé ─, mais certains ont réécrit des pans
entiers de leur roman national, évidemment en détruisant les archives
compromettantes. L’Extrême-Orient n'a pas été en reste.
- Les anciens registres
d’état civil, quand ils existent, ne sont pas toujours très fiables,
mais que penser d’endroits où de nombreuses personnes portaient le même
nom, où celui-ci se métamorphosait en fonction de la langue ou du
dialecte utilisé, où son possesseur pouvait parfois en changer, souvent
pour mettre en avant un état ou une qualité ?
Le
travail de l’historien est donc très compliqué. Pour
illustrer la difficulté de trouver des renseignements crédibles, voyons
ce que
Wikipédia, l’encyclopédie la plus consultée au monde, nous raconte sur
Matsumura :
« Sokon Matsumura (1809-1899)
était un maître d'arts martiaux, fondateur du Shorin-ryu. Selon
certaines
sources il serait né en 1797, ayant vécu 96 ans, la date de sa mort
étant certaine
[sic]. »
Le lecteur appréciera les absurdités véhiculées ci-dessus, notamment
son âge rapporté aux dates.
Cependant,
aucun pays à aucune époque n’est totalement
isolé ; des relations commerciales, diplomatiques, culturelles ou
individuelles subsistent toujours. En dépit d’une volonté
isolationniste du
Japon, à l’origine pour lutter contre le prosélytisme chrétien, entre
1641 et
1853 (expédition américaine du commodore Perry qui permit d’ouvrir le
Japon au
commerce mondial), les échanges, certes étroitement surveillés, avec la
Chine, Taïwan
et la Corée, pays proches, mais également les Pays-Bas, ont été
nombreux. Ce
sont donc les documents officiels ou privés en provenance des états
étrangers
qui permettent de corroborer, avec plus ou moins d’exactitude, la
réalité de
faits véhiculés par la tradition orale. Là où le bât blesse, c’est dans
l’impossibilité de trouver des documents fiables en Chine, principal
partenaire
d’Okinawa, car ce pays fut indiscutablement un champion de la
destruction et de
la falsification des archives.
L’ampleur de la tâche est immense et sans doute ne
sera-t-elle jamais achevée au vu du manque de preuves directes ou
indirectes et
en dépit de travaux aujourd’hui aisément consultables. De fait, de
nombreuses erreurs,
incohérences ou interprétations tendancieuses constellent les sites
Internet,
les livres et même les thèses universitaires qui traitent ou évoquent
le sujet.
Les Japonais eux-mêmes accusent des divergences colossales quand ils
expliquent
ou traduisent en japonais moderne des mots ou des textes anciens.
Sans
prétendre à une parfaite exactitude, de multiples recoupements et un
peu de
logique doivent néanmoins permettre une approche raisonnable de la
vérité.
C’est l’application de ces préalables qui nous a permis de considérer
Sokon
Matsumura comme la pierre angulaire du te et des kakuto
bugei
(arts guerriers véritables).
Sokon
Matsumura dont les parents
étaient nobles naquit à Shuri, résidence du roi et de l’aristocratie
okinawaïenne, à
la fin du 18e siècle ou au début du 19e, sa date
de
naissance faisant l’objet de multiples controverses. Cette incertitude
pourrait
être liée à un changement de nom, Kayo devenu Matsumura (pin du
village) sur
proposition du roi selon une tradition honorant la noblesse d’arme (buke).
Il reçut une instruction soignée et, grâce à une intelligence souvent
remarquée, développa de nombreuses qualités techniques et spirituelles.
à l’époque de sa
naissance, les méthodes de combat sans arme étaient
florissantes, conséquence évidente de l’interdiction de porter ou de
posséder des
armes (buki) et en dépit d’une clandestinité qui rendait les
entraînements très contraignants. Cependant, les modalités
d’application de cette prohibition des activités martiales
apparaissent assez floues ; environ deux mille samouraïs ne
pouvaient pas
tout surveiller. Les agriculteurs, artisans et pêcheurs d’Okinawa l’ont
indiscutablement subie drastiquement ce qui les a forcés à pratiquer le
te
et le kobu-jutsu secrètement, notamment à Naha et Tomari, deux
villes
qui développèrent chacune un style spécifique. Cependant, à Shuri,
troisième
localité à nous léguer ses particularités martiales, la garde
rapprochée du
roi, son entourage immédiat et la noblesse ont dû bénéficier de
conditions
plutôt tolérantes. Sokon, comme tous les gamins, a certainement observé
les entraînements
et trépigné d’impatience dans l’attente de pouvoir enfin imiter les
grands.
A-t-il bénéficié de l’enseignement de quelqu’un dès son plus jeune
âge ?
L’histoire ne le dit pas, mais à dix ans, voire treize selon d’autres
sources,
il aurait été accepté comme élève par le vieux Kanga Sakugawa, le bushi
le plus réputé d’Okinawa. Il faut donc supposer que ses capacités
physiques et
techniques étaient déjà aptes à impressionner le maître.
Apparaît
ici une nouvelle difficulté
historique. La stèle qui orne le monument funéraire de Sokon Matsumura
mentionne les dates 1809-1899. Or les dates qui encadrent la vie de
Sakugawa
communément admises sont 1733-1815. Si l’on se réfère à ces dates,
Sokon aurait
eu six ans à la mort du maître du Shuri-te (l’art martial spécifique à
Shuri)
et n’aurait pas pu devenir son principal disciple ni être désigné par
Sakugawa
pour lui succéder comme tous les auteurs l’affirment. Pourtant cette
filiation
martiale est incontestable. Deux hypothèses permettent de pallier cette
incohérence.
- Certaines dates sont
fausses ; de nombreux documents citent 1797, 1798 ou 1800 comme
date de naissance de Sokon. D’ailleurs, sa tombe semble très
récente ; sans doute celle d’origine a-t-elle été détruite en
1945, comme les archives et registres d'état civil, et reconstruite.
Compte tenu du manque de références fiables, les dates gravées sur la
stèle seraient une estimation hasardeuse et malheureusement erronée. On
peut également supputer un décès de Sakugawa plus tardif que le 1815
communément admis. Les dates 1782-1838 sont parfois évoquées pour
celui-ci, mais elles concernent vraisemblablement son fils, car elles
ne
recouvrent pas les périodes où Sakugawa a reçu l’enseignement de ses
propres maîtres.
- La formation de Sokon
Matsumura aurait été assurée par un disciple aguerri de maître
Sakugawa, ce qui aurait permis une transmission assez fidèle du savoir
martial de Sakugawa. Deux noms sont parfois évoqués : le fils de
Sakugawa, ce qui pourrait correspondre aux dates fournies ci-dessus, et
Chojun Makabe (1738-1823), un ancien disciple de Sakugawa. Toutefois,
cette hypothèse contredit le consensus d’une nomination de Matsumura
par Sakugawa comme successeur officiel de son école.
Il
nous est impossible de trancher, mais la plus forte probabilité réside
dans une
formation de cinq à huit ans avec Sakugawa, donc une naissance de Sokon
entre
1797 et 1800, leur relation de maître à disciple n’étant jamais
contestée,
complétée par d’autres maîtres. Toutefois, 1797 est la date la plus
vraisemblable, car on imagine difficilement un maître nommer comme
successeur un
élève de moins de dix-huit ans. Une seule certitude : les
connaissances
techniques de Kanga Sakugawa ont intégralement été assimilées et
magnifiées par
Sokon Matsumura qui a su puiser activement sa connaissance martiale en
plusieurs sources.
De l'origine des compétences de Matsumura
Voyons
d’abord quels enseignements le
vieux Sakugawa a pu transmettre, directement ou non, au jeune
Matsumura.
Indiquons toutefois que, compte tenu des remarques précédentes, les
dates sont
toutes à prendre avec circonspection, même si celles que nous avons
retenues
s’articulent correctement entre elles.
Kanga
Sakugawa, surnommé Tode
Sakugawa pour honorer sa maîtrise du Tode, fut pendant six ans le
disciple de
Takahara Peichin (1683-1760), moine bouddhiste expert en Shaolin-quan
(boxe de
Shaolin) qui lui enseigna le kata de la grue blanche
(Hakusturu), puis
six autres années de Kushanku ou Kosokun ou Kwang Shang Fu
( ?-1790), diplomate chinois en
poste à Shuri au milieu du 18e siècle et maître d’un style
de wu-shu
(art martial chinois), qui lui apprit la technique du hikite et
lui
légua le kata Kosokun connu aujourd’hui dans différentes
versions
et sous divers noms : Kushanku, Kanku, etc. Ensuite, durant une
courte
période, il devint le disciple de Chatan Yara (1668-1756), ancien
maître de
Takahara, qui le perfectionna en bo (bâton), sai
(trident), tonfa
(poignée de meule) et améliora sa pratique et sa compréhension
d’Hakutsuru
qu’il jugeait superficielles. En effet, Yara voyait dans ce kata
un
excellent moyen d’élever la compétence du guerrier tant sur les plans
technique
et stratégique que spirituel. Son entreprise auprès de Sakugawa
a-t-elle été
couronnée de succès ? Techniquement, c’est possible, mais
improbable
spirituellement, car la réputation de fort guerrier de Sakugawa avec un
bâton ou
à main nue qui s’est étendue bien au-delà d’Okinawa ne semble pas
s’être
accompagnée de préoccupations philosophiques de sa part. D’ailleurs,
s’il séjourna
plusieurs fois en Chine, c’est uniquement pour
affiner sa pratique de la boxe chinoise et le maniement du bo.
La
contribution majeure de Sakugawa
semble être l’adaptation des techniques du wu-shu (Shaolin-quan
pour
l’essentiel) au Shuri-te. Aujourd’hui, son nom reste attaché à un kata
de bo : Sakugawa-no-kon. Par ailleurs, on lui attribue
l’introduction du premier dojo-kun (liste de préceptes destinés
à guider
l’élève techniquement et mentalement) mais cette compilation de bons
comportements reflète plutôt un travail scolaire issu de l’enseignement
de
Takahara, vrai maître spirituel réellement soucieux d’éthique et de
philosophie. L’image laissée par Sakugawa est celle d’un combattant
très
efficace mais aux capacités d’analyse relativement bornées. Ainsi
aurait-il mal
compris les subtilités du kata de Kushanku et les aurait
radicalement
simplifiées. Cependant, selon certains contributeurs à l’histoire
d’Okinawa,
largement minoritaires il est vrai et peu convaincants, il aurait
amélioré
Kosokun, preuve d’une grande intelligence. Seule chose certaine, les kata
Kosokun transmis par Sakugawa et Yara, à qui Kushanku l’avait également
enseigné, recèlent de profondes disparités.
Si
l’on s’en tient à l’hypothèse d’une naissance de
Matsumura à la fin du 18e siècle, sa formation auprès de
Sakugawa
est relativement courte. Certes, Matsumura a montré des qualités
exceptionnelles, mais la pratique martiale est autrement plus complexe
que l’activité sportive et il est rare qu’un apprentissage
de moins de dix ans permette d’accéder au summum des qualités
martiales.
Aussi est-il pertinent de penser qu’il ait pu poursuivre sa formation
auprès de
Chojun Makabe ou du fils de Sakugawa, mais les adeptes de très haut
niveau qui auraient pu compléter sa connaissance martiale ne manquaient
pas à
Shuri.
Quoi qu’il en soit, la
notoriété de combattant hors pair de Sokon Matsumura devint vite
légendaire et
lui valut d’intégrer avant ses vingt ans la garde personnelle du roi ─
l’entregent de son père a sans doute joué ─ et d’être nommé rapidement
chef et
instructeur de celle-ci. Sa noblesse, sa culture, sa finesse d’esprit,
sa philosophie,
sa maîtrise martiale et ses compétences pédagogiques ont certainement
favorisé
sa très longue carrière au service des rois ─ il en servit trois. Elle
se
prolongea jusqu’en 1879, date de l’annexion d’Okinawa à l’empire
japonais.
Sokon
Matsumura a été
crédité de nombreux exploits martiaux ; toutefois, aucun document
consultable aujourd’hui n’atteste ses victoires dans les combats et
batailles
que la mémoire collective lui accorde. Aussi ne nous ferons-nous pas
l’écho de
rumeurs invérifiables. Seuls son immense renommée, son surnom
« Bushi » octroyé par le roi en reconnaissance de ses
prestations
guerrières et le nombre de ceux qui se prosternèrent devant lui en
l’appelant O-sensei (grand maître) pour être accepté
comme disciple témoignent de sa valeur martiale. De toute façon, pour
estimer
la valeur d’un maître, l’important n’est pas dans la quantité d’ennemis
terrassés. « Remporter cent victoires après cent
batailles n’est pas le plus habile. Le plus habile consiste à vaincre
sans
combat. » (Sun Tzu ; L’art de la guerre. Ouvrage datant du 5e
ou 4e siècle avant notre ère.)
Préoccupons-nous donc de ses
compétences avérées, techniques, spirituelles ou pédagogiques et non
des
enjolivures de la légende. Où et auprès de qui les avait-il acquises
après sa
formation initiale auprès de Sakugawa ?
En
premier lieu, il convient de
mentionner son épouse avec laquelle il convola en 1818 ─ date qui
infirme une
éventuelle naissance en 1809 ─, fille d'une famille d'experts en Tode,
très
forte combattante, qui l’influença dans l’élaboration de certains kata,
notamment en y intégrant des éléments souples caractéristiques du Tode
alors
que le Shuri-te était plus rigide.
Ensuite, et sans négliger la part
d’innovation qui lui revient, il entretint de nombreuses relations
constructives.
Si le Sakoku, la politique isolationniste du Japon,
empêchait la plupart des entrées et sorties du territoire japonais, les
Ryukyu,
bien qu’occupés par les samouraïs de Shimazu, étaient toujours un
royaume
indépendant. En effet, le shogun Tokugawa évitait de provoquer
l’ire des Chinois, qui commerçaient beaucoup avec Okinawa, en annexant
l'archipel
à
l’empire nippon. En conséquence, les échanges entre Okinawa et les pays
proches
restèrent fréquents et moins surveillés qu’au Japon. D’ailleurs, lors
des
visites des émissaires chinois, les samouraïs s’éclipsaient
discrètement pour
ne pas indisposer l’empire du milieu. De plus la position officielle de
Bushi
Matsumura lui conférait plus de liberté pour recevoir des étrangers ou
voyager,
le plus souvent en tant qu’attaché à la sécurité de délégations
officielles.
Plusieurs de ses voyages en Chine sont attestés, en particulier à
Fuzhou dans
le Fujian, province du sud. Ils lui permirent de s’entraîner avec
plusieurs
maîtres chinois de renom. Sont régulièrement cités : Ason et Iwah.
Cependant, il ne se contenta pas de perfectionner
l’efficacité de sa technique martiale. Au fil du temps, il développa un
système
d’enseignement totalement novateur. En effet, il est le premier maître
ayant
structuré sa pédagogie selon un schéma proche du travail actuel
décomposé en kata, kihon, bunkai et kumite.
Le kata : nouvelle source didactique
Avant
Sokon Matsumura, l’entraînement se faisait en répétant
inlassablement les techniques essentielles et dans des affrontements où
la
protection était assurée par la rétention des frappes, des clés et des
projections. Pour simuler les armes d’éventuels assaillants, des bâtons
de
différentes longueurs étaient utilisés. Les quelques kata
connus étaient
plutôt anecdotiques et ne constituaient pas l’essence de la pratique.
Or il nous lègue un panel de kata considérable.
Sa collecte démarre avec les deux kata que
Sakugawa connaissait : Kosokun et Hakutsuru. S’il conserva Kosokun
dans la
version transmise par son maître, il eut maintes fois l’occasion de
perfectionner Hakutsuru lors de ses missions chinoises. D’ailleurs, ce
n’est
pas seulement ce kata qu’il peaufina mais tout le style de la
grue
blanche (Bai-he-quan) caractéristique de Shaolin.
De Chine, il rapporta Naihanshi (Tekki), long kata
divisé ultérieurement par Yasutsune Itosu (1831-1915) en trois
parties, dont il fit le kata fondamental de son école et Chanan
dont
Itosu aurait tiré les deux premiers Pinan (Heian). Lui-même aurait créé
plusieurs kata souvent inspirés par un combattant de renom, une
forme de
combat particulière ou un taolu (kata chinois)
préexistant. On
lui devrait notamment Passai (Bassai) dont il fit son tokui-kata
(kata
préféré), Useishi (Gojushiho), Seisan (Hangetsu ; dérivé de
Sanshin, le kata
fondamental du Naha-te) et Chinto (Gankaku) qui est le surnom d’un
maître
chinois ayant séjourné à Okinawa. Matsumura aurait composé ce kata
en
l’honneur de cet expert qu’il jugeait extrêmement doué. Il est évident
qu’Hakutsuru, avec ses positions sur une jambe — pour éviter une
attaque
basse ? — et les deux bras qui s’écartent telles des ailes prêtes
à
l'envol — pour stabiliser l’équilibre ? —, servit de modèle pour
l’élaboration de Chinto.
De plus dans le dernier tiers du 19e
siècle, il intégra dans son système d’enseignement les kata du
Tomari-te, notamment Rohai (Meikyo) et Wanshu (Empi).
Quelle
fut la motivation de Bushi Matsumura pour
collecter tous ces kata à une époque où la plupart des maîtres
n’en
connaissaient qu’un ou deux ? Guerrier redouté, admiré et honoré,
une
analyse superficielle pourrait suggérer qu’il n’avait pas besoin de
ceux-ci
pour briller, mais sa formation martiale débuta avec l’apprentissage
des kata
Hakutsuru et Kosokun, aussi avait-il certainement perçu tout le
potentiel
didactique contenu dans ces exercices codifiés.
De
nos jours, peu de combattants estiment avoir
besoin des kata pour se hisser sur les plus hautes marches des
podiums.
Ils ont raison !
Les kata enseignent des tactiques et
stratégies pour affronter de multiples adversaires, éventuellement
dotés
d’armes ou de bâtons, des astuces psychologiques, une éthique et une
philosophie, mais surtout ils sont une méditation dynamique qui vise à
affranchir l’esprit de ses émotions, conditionnements et autres travers
handicapants lorsque l’adversité se teinte de violence extrême.
L’aspirant
champion de kumite a-t-il besoin de tout cela ? Bien sûr
que non !
Le kata n’est pas fondamentalement un
exercice de style ; il est l’essence même de l’art martial
puisqu’il
aborde toutes les formes de résolution de conflit violent avec ou sans
arme.
Sokon Matsumura a certainement été séduit par cette polyvalence,
essentielle à
son emploi à la cour royale qui tint du guerrier, du policier, du garde
du
corps et de l’enseignant. La richesse du contenu technique des kata
─ atemi
(coups), uke (défenses), sabaki (esquives), kansetsu
(luxations), nage (projections), gatame (contrôles), shime
(étranglements), kakete (saisies), kensei (feintes),
etc. ─, de
leurs bunkai, qui peuvent tous se pratiquer à main nue, avec
arme ou contre
arme, ses enseignements stratégiques, psychologiques et ses
implications
philosophiques devaient forcément l’interpeller.
Libre à chacun de retrouver aujourd’hui cette
richesse, mais pour cela, il faut de temps en temps exécuter les kata
avec une arme et imaginer des bunkai contre un ou plusieurs
adversaires,
armés ou non, animés d’intentions s’étendant de la simple menace à la
tentative
d’homicide et utiliser toutes les réponses possibles, allant de
l’évitement à
l’élimination pure et simple en passant par les diverses formes de
contrôle et
de dissuasion. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’aménager les kata
et les bunkai
mais de découvrir ce qui se cache réellement derrière les apparences.
Cependant, si cette démarche était logique pour un bushi comme
Matsumura,
elle représente aujourd’hui un choix que seuls feront les budoka
épris
de vérité martiale et attentifs aux transformations potentielles de
leur être
profond.
Toutefois d’autres bushi avant lui ont
accordé une importance au kata, certes limitée, mais la
référence à
Sokon Matsumura s’appuie sur des caractéristiques inédites dans les
annales de
l’Okinawa-te.
Au
château de Shuri, Matsumura et la garde du roi
s’entraînaient au te, au bo-jutsu
et
certainement au kobu-jutsu bien que celui-ci soit plutôt
l’apanage du
Tomari-te et du Naha-te, l’usage des outils professionnels n’étant pas
une
pratique courante chez les nobles. Au même endroit, les samouraïs de
Shimazu
pratiquaient le ken-jutsu (technique du sabre) dans le style
Jigen-ryu
caractéristique de la province de Satsuma. Si les Okinawaïens n’étaient
pas
autorisés à porter d’arme, Sokon Matsumura, chef de la garde du roi,
dut
bénéficier d’un statut particulier puisqu’un samouraï avec lequel il
s’était
lié d’amitié lui enseigna l’art du sabre dans lequel il excella
rapidement.
Cela lui valut un respect admiratif de la part des Japonais qui le
recommandèrent à leurs maîtres. Aussi, lors de missions officielles
dans l’île
de Kyushu, reçut-il l’enseignement des plus grands sensei du
Jigen-ryu ─
il est le seul Okinawaïen à avoir eu ce privilège ─ qui lui
attribuèrent le menkyo-kaiden
(autorisation d’enseigner la technique et l’esprit).
Le Jigen-ryu, bien qu’accordant une place
prépondérante à la préparation mentale et philosophique, n’avait qu’un
objectif
technique : porter un coup unique et décisif (ikken-hissatsu)
avec
une telle puissance qu’il devait percer une cuirasse ou fendre un
casque. Ce
modèle servit à Sokon Matsumura pour développer le chi-mei
(coup
mortel), qui permet d’éliminer un adversaire à main nue en une frappe
unique
grâce à la combinaison d’une technique parfaite, du kime, du hikite
et du kiai. C’est le Shotokan-ryu du fils Funakoshi qui porta
dans la
première moitié du 20e siècle cette recherche à son apogée.
Lors de ses voyages au Japon, Matsumura étudia
également l’Eishin-ryu, un style de iai-jutsu (art de dégainer
le sabre
et de frapper dans une continuité gestuelle) dont les kata sont
d'une subtilité
fascinante. Cette connaissance élargie de l’art du sabre fut
déterminante à plus d’un titre.
Maîtriser
totalement l’art martial, c’est avoir la
capacité de gérer sereinement toutes les formes de combat, à main nue
ou avec
une arme, véritable ou de fortune. Pour cela, il est nécessaire de
connaître
une panoplie de techniques martiales, avec et sans arme, qui couvre
toutes les
situations envisageables dans un lieu, un contexte et à un moment
donnés.
La
maîtrise de Bushi Matsumura en Okinawa-te, Shaolin-quan, bo-jutsu,
kobu-jutsu, ken-jutsu et iai-jutsu
lui offrit un
éventail de connaissances
martiales sans équivalent dans les annales. Cela fit de lui le bushi
le
mieux préparé pour faire face aux conflits violents les plus divers,
mais
également un remarquable pédagogue qui sut organiser son enseignement
de façon
pragmatique ; une compétence exceptionnelle qui l’amena à
considérer les kata des différents jutsu comme
l’essence de l’art martial, une source inépuisable d’idées
d’entraînement. Ceux du karaté, bien qu’ils se pratiquent aujourd’hui
essentiellement
à main nue, sont pour la plupart issus d’exercices avec sabre ou bâton.
La mise
en évidence de la similitude gestuelle entre une technique à main vide
ou
prolongée par une arme ouvre des perspectives martiales et pédagogiques
du plus
haut intérêt que ce maître ne pouvait ignorer. Ainsi dira-t-il à ses
élèves : « vos
mains doivent être comme des sabres ».
En
effet, il est notable que de nombreux gestes et enchaînements sont
aussi
pertinents avec un katana (sabre japonais), un bo, à
main nue ou
en imaginant l’adversaire avec ou sans arme. Aujourd’hui, comme hier,
il est
loisible d’exploiter cette particularité. On notera par exemple que la
défense
contre un sabre est semblable à la gestion d’une attaque à la batte de
base-ball. De nombreuses similitudes peuvent être établies entre des
armes ou
des objets dont la manipulation ou les techniques pour les contrer sont
comparables. La saisie après shuto au milieu de Bassai-dai peut
ainsi
s’appliquer à une défense contre une menace à l’arme de poing, pistolet
ou
revolver.
Matsumura : une référence pour tous les styles
Une
autre conséquence de son expertise martiale réside dans le
rapprochement du
Shuri-te avec le Tomari-te et, sans doute plus marginalement, avec le
Naha-te.
Étant le seul Okinawaïen à manier le sabre, les autres experts de l’île
devaient forcément le solliciter pour tester et améliorer leurs
capacités en te
et en kobu-jutsu face à un sabre manié par un expert. On sait
que Kosaku
Matsumora (1829-1898), seule célébrité du Tomari-te, fut un disciple de
Bushi
Matsumura vers la fin des années 1860 ; quant à Kanryo Higaonna
(1853-1915), la figure de proue du Naha-te qui donna naissance au
Goju-ryu et
au Ueshi-ryu, il s’entraîna avec le maître du Shuri-te à la même
époque. Outre
les chefs de file de ces courants de l’Okinawa-te, Matsumura côtoya
bien
d’autres combattants aguerris véhiculant les particularités de leur
école ou de
leur style personnel, à commencer par les gardes du roi qu’il devait
recruter,
nécessairement à un niveau déjà très élevé, et former. Or un bon
enseignant
apprend de ses élèves ; surtout quand ils sont du niveau des
disciples qu’eut
Bushi Matsumura dont un bon nombre sont devenus célèbres : Nabe
Matsumura
(petit-fils de Sokon), Hanashiro Chomo, Chotoku Kyan, Kentsu Yabu,
Choki
Motobu, Yasutsune Azato, Yasutsune Itosu… Compte tenu des capacités
d’assimilation dont il a fait preuve dès son enfance et de ses
multiples
partenaires et disciples, il est loisible d’imaginer la somme de ses
connaissances martiales acquises tout au long de son existence.
Toutefois,
Matsumura était un homme intelligent qui ne se serait sûrement pas
satisfait
d’une accumulation sans lien de techniques de combat. Ce qu’il lègue à
la fin
de sa vie en le nommant Shorin-ryu ─ Shorin est la prononciation
japonaise de
Shaolin ─, pour souligner le rapprochement d’Okinawa avec la Chine et
le refus
de la domination japonaise, est une synthèse harmonieuse de l’ensemble
de son
expérience martiale, avec ou sans arme, dont sont issus la plupart des
styles
de karaté actuels. Il a également influencé le Naha-te dont les
descendants,
Shorei-ryu ─ Shaolin dans un dialecte d’Okinawa ─, puis Goju-ryu et
Ueshi-ryu,
bien que revendiquant une filiation indépendante, lui sont en partie
redevables.
Une
précision s’impose à ce stade. Tous les documents consultables
aujourd’hui
relient le Naha-te, devenu le Shorei-ryu, à la Chine du sud et le
Shuri-te
associé au Tomari-te, qui formèrent le Shorin-ryu, à la Chine du nord
pour
justifier leurs particularités. Or les deux styles font référence à
Shaolin, au
style de la grue blanche et à son kata emblématique Hakutsuru.
Au
début du 17e siècle, les Mandchous conquirent la Chine et
instaurèrent la dynastie Qing qui régna jusqu’en 1911, date de la
proclamation
de la république Chinoise par Sun Yat-sen.
Lors de cette invasion, le temple de Shaolin situé dans le Henan, en
Chine
centrale, qui abritait une armée de moines guerriers fut totalement
détruit.
Les quelques moines survivants se dispersèrent et certains
s’installèrent en
Chine du sud, à Fuzhou notamment. C’est là que la légende de Shaolin se
perpétua jusqu’au 20e siècle en dépit de tentatives de
réouverture
du temple du Henan qui subit des destructions à répétition. C’est là
également
que la plupart des bushi de Naha, Tomari et Shuri allèrent
étudier le
Shaolin-quan. Naha-te et Shuri-te subirent donc les mêmes influences et
les
styles qui s’appuient sur les origines chinoises septentrionales ou
méridionales pour expliquer leurs différences actuelles nous racontent
des
sornettes.
Outre
les influences culturelles et historiques, les spécificités de tous les
styles
de combat proviennent d’abord des goûts, des aptitudes et de la
morphologie des
maîtres qui adaptèrent l’art à leurs caractéristiques personnelles,
parfois
sans égard pour leurs élèves dont les capacités n’étaient pas toujours
à leur
diapason. Vinrent ensuite les contraintes administratives qui
imposèrent
souvent des altérations ou des compromis malvenus. On peut citer
l’influence,
voire les exigences, des organismes fédérateurs, à commencer par le Dai
Nippon
Butoku Kai qui demanda, dans la première moitié du 20e
siècle, une
différenciation nette du karate par rapport au ju-jutsu
pour
l’accepter dans le corpus des budo modernes, ce qui l’amputa
d’une
grande partie de ses techniques. Ajoutons l’envahissante tendance
sportive qui
ne manque pas de transformer la pratique avec ses règles et
interdictions en
perpétuelle évolution. Quant à la vanité humaine, bien aidée par ce
qu’il faut
bien appeler marketing quand il s’agit de prendre des parts de marché,
elle est
à la source de l’incessante multiplication des styles de karaté.
Bushi
Matsumura semble avoir échappé à tous ces travers. D’abord, il fut
l’artisan de
l’unification de l’Okinawa-te et son Shorin-ryu, en rapprochant
intelligemment
de multiples pratiques, représenta l’aboutissement de l’idéal
martial : un
ensemble technique répondant à toutes les situations de conflit
violent. Ce
n’est donc pas un hasard si tous les leaders des différents courants du
te
vinrent solliciter son enseignement. Ensuite, son rôle d’instructeur de
la
garde l’a conduit à développer une pédagogie fondée sur les kata
vraiment efficace alors que la plupart des bushi ont surtout
pensé à
briller personnellement. Enfin, sa philosophie, issue du confucianisme
et du
taoïsme pratiqués à Okinawa, du bouddhisme des moines guerriers
chinois, puis
sans doute du zen en côtoyant les samouraïs, lui permit d’être
parfaitement
guidé dans toutes ses décisions et d’installer son Shorin-ryu au cœur
d'une
vision de la vie respectueuse de l'épanouissement de chacun.
Certainement
était-il prédisposé à cela car, dès son plus jeune âge, il fit
cohabiter
l'efficacité martiale avec une philosophie humaniste. Tout cela fait de
Bushi
Matsumura un indiscutable modèle, mais il faut ajouter un point
capital :
il a toujours su se montrer pragmatique dans le contexte difficile qui
fut
celui d’Okinawa à son époque. Cet aspect mérite d'être médité car aucun
idéalisme, aussi beau soit-il, ne peut aboutir s’il devient
dogmatique ;
la vertu doit savoir composer avec la réalité si elle veut s’exprimer
efficacement.
Aucun
autre bushi n’eut un rayonnement comparable à la fois à
Okinawa, en
Chine et au Japon ; il faut souhaiter que sa notoriété s’étende à
l'Occident.
Cet
idéal d’un art martial absolu, adaptable à chacun quelle que soit sa
morphologie, inscrit dans une philosophie sans faille et unanimement
reconnu ne
dura malheureusement pas longtemps. De fait, au 20e siècle,
l’évolution technologique de l’affrontement physique et de la guerre
moderne
relégua l’art martial traditionnel au rayon des antiquités, sport et
compétition devenant les nouveaux mots d’ordre. Bushi Matsumura et son
Shorin-ryu
restèrent uniques dans l’histoire des arts martiaux même si depuis
certains
maîtres ont marché dans ses traces, conscients des pertes abyssales
occasionnées par la métamorphose de l’art martial en activité gymnique.
Un
document épistolaire atteste la philosophie qui a dirigé l’expérience
martiale
et pédagogique de Bushi Matsumura. En voici un extrait :
philosophie et pédagogie
Mon
jeune et sage frère Kuwae Ryosei,
Vous
ne pouvez comprendre la véritable voie des arts martiaux que par un
entraînement continu et de la détermination.[…]
Si
nous étudions les arts martiaux, nous voyons qu'il y a trois méthodes
distinctes :
La
première est plutôt un jeu de psychologie et de techniques. Elle n'a
aucune
application pratique dans le combat, elle s'approche plus de la danse.
C'est
tout à fait superficiel.
La
deuxième méthode n'est rien d'autre que de l’exercice physique. Son but
unique
est de gagner. En cela il n'y a aucune valeur. Les pratiquants de cette
méthode
sont contestables. Souvent ils blessent les autres, ainsi qu'eux-mêmes.
Trop
souvent, ils apportent le déshonneur aux membres de leur famille.
La
troisième méthode, en revanche, est toujours exercée en pleine
conscience. Les
pratiquants de celle-ci obtiennent un esprit clair, exempt de conflit
et
d'abaissement. Elle favorise la loyauté à la famille, aux amis et au
pays. Elle
confère également un comportement serein et développe un caractère
vaillant.
Si vous
possédez ce calme désarmant, vous pouvez vaincre l'ennemi sans force,
avec la
férocité d'un tigre et la rapidité d'un oiseau.
Voici
les principaux aspects de cette troisième méthode :
- Elle bannit la violence intentionnelle.
- Elle régit les actions du guerrier.
- Elle fait de vous un modèle.
- Elle développe la vertu.
- Elle favorise la paix parmi le peuple.
- Elle produit l'harmonie dans la société.
- Elle apporte la prospérité.
Ce
sont les Sept Vertus des Arts Martiaux. Elles ont été enseignées par
les sages,
et sont incluses dans le livre appelé « Godan-Sho ». Ainsi,
la
véritable voie des arts martiaux a plus d’un élément en elle.
Un
sage n'a pas besoin des première et deuxième méthodes. Tout ce dont il
a besoin
est de la troisième. Dans celle-ci vous trouverez la véritable
voie. Elle
vous procurera une force invincible et influencera profondément votre
jugement
en vous offrant une perception claire des événements ; vos actions
seront
ainsi toujours appropriées.
Je ne veux pas dénigrer les deux autres méthodes
d’apprentissage du combat, mais ma conviction est profondément
enracinée dans
la troisième.
Je n'ai rien laissé caché ou secret de ma pensée dans
cette lettre. Si vous acceptez et suivez mes recommandations, vous
trouverez la
véritable voie.
Bushi Matsumura, 13 mai 1882 (Source : Original Okinawan Karate.)
La
formulation sous laquelle Bushi Matsumura présentait les trois méthodes
d’apprentissage de l’art martial nous a été transmise par ses disciples
et
leurs successeurs ainsi :
- Gukushi no bugei :
compréhension superficielle, purement gestuelle, sans efficacité.
- Meimoku no bugei :
force et capacités techniques indiscutables, mais esprit confus, sans
stratégie ni philosophie ni contrôle de soi. Cette méthode forme des
individus dangereux pour eux-mêmes et pour la société.
- Budo no bugei :
compétences martiales sublimées par de hautes qualités spirituelles.
Celui qui emprunte cette voie est un modèle d’efficacité et d’humanité.
Le
désir affiché par Bushi Matsumura était évidemment de conduire tous ses
élèves
sur le budo no bugei.
Le
Godan-sho cité par Matsumura
date du 12e siècle. Au 17e siècle, Yagyu
Munenori, Takuan
Soho, Miyamoto Musashi et, au début du 18e, Jocho
Yamamoto
avaient également laissé des traces écrites insistant sur la
prédominance de
l’esprit sur la technique. Bushi Matsumura s’inscrivit dans la droite
ligne de
leurs recommandations qu’il avait certainement lues. Si sa connaissance
des
arts martiaux à main nue, avec un bo, les instruments du kobu-jutsu
ou un katana supplanta celle de tous ses prédécesseurs, c’est
bien
l’esprit qu’il mit en avant dans sa recherche d’efficacité tant
martiale que
pédagogique. Sa formule « budo no bugei » mérite
d’être
analysée.
En premier lieu il convient de
relever l’utilisation ancestrale du kanji do (voie) que
l’on
trouve dans bushido (code d’honneur du samouraï dont la
première
occurrence écrite connue date du début du 17e siècle mais
dont
l’origine est beaucoup plus ancienne) qui correspondait à une réelle
recherche
d’élévation spirituelle ─ philosophique, éthique, psychique,
intellectuelle, culturelle ─
conférant maîtrise des émotions, sagesse, bienveillance et
clairvoyance, loin
du do dont ont été affublés les techniques de combat japonaises
au début
du 20e siècle : ju-do, aiki-do, ken-do,
karate-do…
Ces do là n’ont plus qu’une valeur d’éducation physique parfois
agrémentée d’une récitation mécanique de préceptes moraux. Pourtant, on
retrouve au Japon cette signification immémoriale du do dans le
mot dojo
(lieu où se pratique la voie) qui s’applique à un temple shintoïste,
bouddhiste
ou zen ; un vrai do concerne la spiritualité, pas le
sport.
Comme dans toutes les langues
où l’usage des mots subit des transformations, la signification des kanji
évolue ou s’adapte à des contextes nouveaux. Si budo est
couramment
traduit aujourd’hui par art martial alors que bugei a
pratiquement
disparu du langage moderne, il convient de resituer ces termes dans
leur
acception du 19e siècle pour comprendre le sens de
l’enseignement de
Bushi Matsumura. On y ajoutera bu-jutsu pour bien expliquer
leurs
rapports.
- « Bu »
évoque le combat, la guerre ou l’idée de surmonter les conflits.
- « Jutsu »
veut dire technique, ensemble technique ou compétence.
- « Gei »
signifie art. On retrouve ce kanji dans geisha, dame de
compagnie qui cultive les arts traditionnels pour divertir ses clients.
- « Do »
fait référence à la voie, le support technique, qui permet de
rechercher et de développer les qualités spirituelles. Outre les arts
martiaux, d’autres pratiques japonaises comme l’art du thé (chado),
la calligraphie (shodo) ou l’art floral (kado) sont des do.
Une voie est toujours une quête de perfection dans une activité
manuelle, mais l’objectif est spirituel grâce à l’union du corps et de
l’esprit.
- « No » est une formule de liaison,
d’association.
Ces
explications sur les kanji doivent éclairer la signification
des mots
formés par leur assemblage.
- Un budo est donc
une voie de l’élévation spirituelle et de la maîtrise martiale
considérées comme un tout indissociable et transcendant.
- Un bu-jutsu est
une forme technique de combat. Par exemple : ken-jutsu
(sabre), kyu-jutsu (arc), so-jutsu (lance), yawara-jutsu
(lutte), tessen-jutsu (éventail métallique), karate-jutsu
(combat sans arme), etc.
- Le bugei est
l’art véritablement martial qui exige de connaître plusieurs bu-jutsu
et la stratégie pour les utiliser efficacement.
Effectivement,
un bu-jutsu n’est jamais suffisant pour se sortir de toutes les
situations d’agression violente. Comment un guerrier qui tire à l’arc
pourrait-il se contenter de cette seule compétence alors qu’il risque
d’épuiser
sa réserve de flèches ? Que pourrait faire le samouraï qui ne
connaît que
le ken-jutsu s’il est désarmé ou s’il brise son katana ?
Et
le spécialiste du combat à main nue confronté à une attaque armée
est-il
condamné à ne se servir que de ses mains alors que de nombreux
ustensiles bien
utilisés pourraient lui sauver la vie ?
budo no bugei : la voie du vrai budoka
Associer
budo et bugei semble donc hautement
judicieux. D’une part un
ensemble martial qui peut répondre efficacement à toutes les
éventualités et,
d’autre part, une élévation spirituelle intéressante en elle-même qui
porte la
pratique martiale à des sommets d’efficacité inatteignables sans elle
et
garantit son utilisation dans un cadre éthique et humaniste.
D’ailleurs, de
nombreux maîtres de l'histoire de l'Okinawa-te ont tenté d'imposer
cette
association à leurs disciples, malheureusement pas toujours avec
succès, des
exactions ayant parfois assombri l’image de l'art martial. De fait, une
véritable efficacité martiale ne saurait être confiée à un individu
sans
sagesse. Quand Bushi Matsumura dit « je ne veux pas dénigrer les
deux
autres méthodes d’apprentissage du combat », il évoque les sensei
qui se cantonnent à l'enseignement d’un bugei, authentique ou
édulcoré —
la tendance gymnique étant déjà en vogue en 1882 —, avec lesquels il ne
veut
pas se fâcher, mais il ne cautionne pas leurs méthodes. Pour lui un
vrai bugei
est porteur de valeurs qui ne se retrouvent pas dans le sport, mais il
doit
être encadré par le budo qui grandit l'esprit.
Qu’en
est-il pour nous, pratiquants de karaté ?
Pour
suivre le modèle budo no bugei proposé par Bushi Matsumura,
nous devons
faire de notre karaté un bugei et un budo. Une
précision s’avère
nécessaire : depuis l’unification du royaume des Ryukyu au 15e
siècle et jusqu’à la fin du 19e siècle, les habitants
d’Okinawa
n’ont pas connu de guerre, à part l'invasion en 1609 par les samouraïs
de
Shimazu, mais le roi, déjà assujetti, ordonna rapidement de ne pas
résister
afin d’éviter un bain de sang. Peut-être a-t-il fallu mater une
rébellion ou
détruire une organisation criminelle, mais jamais les Okinawaïens de
cette
longue période n’ont dû participer à une opération guerrière de
grande
ampleur. De fait, l’Okinawa-te s’est développé dans une optique
essentiellement
défensive ; d’ailleurs, s’il était possible de se protéger des
humeurs des
samouraïs toujours prompts à dégainer leur sabre, il était hors de
question d’en
tuer un car cela exposait à des représailles de masse. Ainsi, si le bugei
de Bushi Matsumura est réellement martial, il est surtout défensif et
cela
participe à la pertinence du choix de notre modèle d’art martial.
Depuis
que Bushi Matsumura en a montré l'intérêt, l’essence du karaté martial
se
trouve dans les kata, or leur simple répétition ne développe
pas toutes
les habiletés nécessaires au combat. Certes la recherche de perfection,
cette
lutte contre soi-même, seul responsable de nos déficiences, est bien
une des
caractéristiques d’un budo, mais cela n’en fait pas pour autant
un bugei.
Cependant, si le kata constitue la base de notre entraînement,
celui-ci
ne se limite pas à cela ; kihon (exercice technique
fondamental), bunkai
(application) et les différentes formes de kumite (combat)
revêtent une
importance équivalente. À condition de tout pratiquer avec conviction
et
d’explorer la vérité martiale des kata et de ses applications
sans
concession à la modernité gymnique, le bugei se révélera dans
toute sa
plénitude.
Dans
l’exécution classique d’un kata, nous n’effectuons pas
réellement de
projections, d’étranglements, de contrôles, de luxations, de saisies,
mais dès
que nous pratiquons les bunkai, nous les voyons apparaître.
Pour rendre
nos bunkai et yakusoku kumite (combat codifié)
réalistes et
applicables en affrontement réel, il faut nous exercer à toutes ces
techniques
et à leurs répliques. Puisqu’on projette, savoir chuter est
nécessaire ;
si on saisit, les techniques de dégagement et d’exploitation des
saisies
doivent entrer dans notre panoplie… Quant à l’efficacité réelle, elle
exige de
connaître et d'exploiter judicieusement les kyusho (points
vitaux).
De
la même manière, les armes apparaissent de façon évidente dans de
nombreux kata.
Il faudrait être aveugle pour ne pas en détecter la présence dans
Bassai-dai ou
Bassai-sho, mais elles se manifestent de façon ponctuelle dans presque
tous les kata. En apprendre le maniement, au moins quelques
rudiments, et surtout
les méthodes pour s’en défendre tombe sous le sens.
Certains
objecteront que le kanji « kara » signifie
vide, donc
que le karaté est une méthode de combat à main nue. C’est oublier un
point
essentiel : les promoteurs de ce nouveau kanji, qui
effaçait la référence
à la Chine malgré une prononciation identique, y voyaient surtout la
notion
« vide de mauvaise intention », état d’esprit compatible avec
la
possession ou non d'une arme défensive. Ainsi conçu, le karaté est une
méthode
de défense respectueuse d’une éthique qui démarre généralement à main
nue mais
utilise tous les moyens possibles pour faire face à une agression,
notamment
l’arme subtilisée à un adversaire. D’ailleurs, l'interprétation
« main
vide » contredit l’évidente présence d'armes dans les kata
et de
nombreuses écoles de karaté, surtout au Japon il est vrai, associent la
pratique des armes au travail à main nue.
Quant
à faire de ce bugei un budo, nous renverrons le lecteur
à
l’article sur le mokuso
qui donne toutes les explications pour parvenir
à cet idéal martial.
Cependant,
peu nombreux sont ceux qui disposent de qualités physiques et mentales
comparables à celles de Bushi Matsumura et rares ceux qui consacrent
leur vie
entière à l’art martial, ce qui semble pourtant indispensable pour
maîtriser
les différents bu-jutsu constitutifs d'un vrai bugei.
Et surtout,
plus personne aujourd’hui ne connaît les conditions particulières qui
furent
les siennes à Okinawa au cours du 19e siècle. Pour nous, budoka
enthousiastes épris de vérité martiale, mais aux potentialités et à
l'investissement limités, l’objectif semble inatteignable.
« Le
but n’est pas le but, le but c’est la voie » stipulait déjà Lao
Tseu dans
le Tao
Te King au 6e siècle avant notre ère.
L’important
n’est donc pas d’égaler la maîtrise de Bushi Matsumura, mais de
s’engager
sérieusement sur le chemin qui mène à cette apothéose, or il nous l’a
clairement tracé avec son budo no bugei :
- Bugei : un
ensemble technique et stratégique qu’il est possible d’aménager pour
juguler toutes les menaces contemporaines. Le fondement du bugei
se situe dans les kata, peu importe le style, à condition
d’explorer tout ce qu’ils contiennent — techniques, tactiques et
stratégies, apparentes, suggérées, cachées ou imaginées et toutes
celles attribuables aux adversaires — et d'en tirer des bunkai
efficaces, à main nue, avec une arme ou un objet providentiel, dans
toutes les situations d'agression.
- Budo : voie
de la transcendance martiale grâce à la recherche conjointe de maîtrise
mentale et technique. Le point de départ de l’élévation spirituelle est
le mokuso traditionnel en début et fin de cours qui permet de
calmer les turbulences de l’esprit et de prendre conscience de ses
travers, mais c’est la méditation dynamique constituée par la recherche
de perfection dans les kata, les kihon, les bunkai
et les kumite qui en sera le principal stimulant.
Attention ! cette perfection ne concerne pas seulement les gestes
mais la capacité d'utiliser judicieusement et efficacement l’art
martial dans un cadre éthique en restant serein et lucide quelles que
soient les circonstances.
L’art
martial, qui ne saurait se réduire à une simple activité sportive ou
ludique,
n’est pas une fin en soi. Il doit être au service d’un projet de vie
ambitieux
qui vise à s'épanouir dans un monde que l'on aura contribué à rendre
meilleur.
À chacun de tracer sa route, mais les tortueux et sombres méandres de
la
conscience ordinaire, que l’artiste martial souhaite évidemment porter
en des
contrées plus lumineuses, et la profusion de propositions
pseudo-martiales
toutes plus belles les unes que les autres militent pour se référer à
un art
martial d’une valeur, tant morale que technique, incontestable et à la
philosophie du maître qui l’incarne le mieux. Plusieurs options sont
sans doute
possibles, mais très peu supporteront la comparaison avec le riche,
enthousiasmant et brillant budo no bugei de Sokon
« Bushi »
Matsumura.
Sakura sensei
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