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LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI hiver 2005

 

 

KATA BUNKAI

 


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Kata, taolu en chinois, signifie forme ou principe. Dans les arts martiaux, c’est un exercice codifié qui simule un combat contre plusieurs adversaires. Chaque kata est différent et enseigne des techniques, des tactiques et des stratégies particulières ; il amène aussi des suggestions éthiques, philosophiques ou psychologiques originales. C’est d’ailleurs le principal critère de jugement ; un kata sans innovation ne présente aucun intérêt. Pourtant, des kata sont créés tous les jours, mais rares sont ceux qui survivent à l’épreuve du jugement des maîtres, car la plupart se résument à une simple compilation de techniques. L’essentiel est déjà dans les kata existants et seul un maître exceptionnel peut prétendre innover. Négliger les kata est donc un comportement présomptueux ; c’est croire que l’on peut se dispenser de l’acquis de nombreuses générations de maîtres hors du commun. On ne saurait, aujourd’hui, envoyer un objet dans l’espace sans se référer aux équations d’Einstein. Comment le budoka pourrait-il se dispenser de l’expérience des pionniers ?
Les maîtres du passé, à une époque où cinéma, photo et vidéo n’existaient pas, ont inventé les kata pour que le fruit de leurs recherches sur la stratégie du combat ne disparaisse pas avec eux. Ainsi, les kata, comme la poésie médiévale, sont-ils initialement des méthodes destinées à pallier les déficiences de la mémoire. Si un mot est oublié dans un poème, le rythme ou la rime sont altérés ; une erreur dans l’exécution d’un kata détruit irrémédiablement l’harmonie de celui-ci et, bien sûr, sa signification profonde.
Avec le temps, les bushi (guerriers) se sont aperçus que la répétition inlassable d’un kata influait notablement sur leur mental. C’est que le kata est une lutte contre soi-même et là, il ne peut y avoir de gagnant sauf à sombrer dans la schizophrénie. Les kata ont donc contribué au passage de la simple technique guerrière à l’art martial. D’un côté l’élimination pure et simple de l’ennemi ou de l’adversaire même au prix de l’avilissement ; de l’autre l’élévation du budoka et de ses partenaires que l’on retrouve dans le code moral des samurai, le bushido, et les budo authentiques.
Cependant, le kata s’exécute seul et, si les bénéfices spirituels, physiques et techniques de cet exercice ne sont plus à démontrer, le risque est grand de s’égarer dans l’utopie si la technique du kata n’est jamais confrontée au réalisme du combat. Dès lors, appliquer les mouvements du kata à des situations de combat ou d’agression est indispensable à la maîtrise technique et à la compréhension des intentions profondes du concepteur de ce kata. C’est le rôle des bunkai, terme qui signifie analyse ou application.
Le kata est la source, le kihon permet d’affiner la technique, le bunkai nous éclaire sur l’utilisation des enchaînements. Au bout de la chaîne, le kumite se construit et se perfectionne grâce à un judicieux assemblage de kata, kihon et bunkai. Quand la gestuelle est maîtrisée, le kata étant immuable, c’est la richesse du kihon, mais surtout des bunkai qui reflète le niveau atteint par le budoka.
L’objet de cet article est de comprendre les principes qui sous-tendent l’élaboration des bunkai.

 

La contrainte créatrice

Toutes les expériences artistiques d’émancipation totale vis-à-vis des règles ont échoué. L’artiste a besoin d’un cadre dans lequel sa pensée s’épanouit. Certes, c’est la marque des grands, il va chercher à s’échapper de ces règles (Beethoven, Picasso, Rimbaud, etc.) mais toujours de façon partielle, mesurée, et au risque d’un rejet de son œuvre de la part du public ou de la critique.
Le karatéka n’échappe pas à ce schéma lorsqu’il imagine un bunkai. Dans un kata, les adversaires peuvent être deux ou dix, armés ou non, vouloir tuer ou capturer, avoir peur de mourir ou pas, être puissants ou malingres, pratiquer la lutte ou la boxe, attaquer en même temps ou séparément, etc. La combinaison de toutes ces options aboutit à des millions de situations potentielles. La tâche est trop lourde pour s’accorder une totale liberté créatrice ; mieux vaut s’imposer des limites et les élargir progressivement.
Le débutant se bornera le plus souvent à la répétition des bunkai présentés par son professeur, mais le karatéka avancé testera quelques bunkai de sa conception. Attention, un bunkai ne doit comporter aucune erreur fondamentale. Une fois créé, le bunkai va être fréquemment répété ; il est exclu d’installer une erreur au niveau du réflexe, exposant ainsi le pratiquant à des déconvenues cuisantes. Tout nouveau bunkai devra donc passer les épreuves du feu et de la critique des hauts gradés.

Voyons comment procéder pour créer un bunkai (nous disons bien « créer » et non « répéter »).
D’abord s’installer dans un cadre simple. Ce qu’impose la FFKaraté pour le 1er dan est intéressant pour débuter : un seul adversaire, de face (en général), sans arme et un enchaînement de trois mouvements maximum. Malheureusement pour les grades élevés, ces règles sont trop restrictives et ne permettent pas de juger la richesse martiale de l’impétrant. Elles sont toutefois pertinentes pour le 1er dan, voire le 2e dan, et seront encore simplifiées pour les ceintures de couleur : un ou deux mouvements, trois pour les 1er kyu qui préparent leur 1er dan.
Ensuite, s’en tenir aux termes descriptifs de la technique : dans Heian-shodan, le premier mouvement s’appelle gedan barai. Demandez à Tori une attaque que vous pouvez parer avec cette technique : kin geri, gedan mawashi geri, gedan yoko geri, oi zuki, gyaku zuki, etc. De face, il sera plus pratique de reculer pour se défendre, mais il sera bon de se rapprocher de l’esprit du kata : parade en avançant puis en se déplaçant vers la gauche en zenkutsu. La FFKaraté n’exige pas le respect des déplacements et positions du kata ; elle demande simplement que les gestes soient reconnaissables comme constitutifs de celui-ci. Néanmoins, lors des premières tentatives de création de bunkai, se situer au plus près du kata permet d’en mieux saisir l’essence. Les difficultés de maai (distance de combat) se résolvent en modifiant son déplacement ou en demandant à Tori une autre forme d'attaque. Si vous êtes trop près de Tori quand vous déviez son mae geri en avançant, demandez-lui de reposer sa jambe en arrière.
Poursuivez le deuxième mouvement, oi zuki, dans la même veine. Vous êtes près de votre adversaire ; s’il recule d’un pas vous pouvez avancer en oi zuki et vous retrouver à une distance correcte. S’il reste sur place, vous ne devez pas avancer et votre technique de poing devient gyaku zuki.
Dans la direction opposée, vous faites gedan barai en zenkutsu dachi, tetsui uchi en renoji dachi et oi zuki en zenkutsu dachi. Vous pouvez reprendre le même schéma et ajouter tetsui uchi sur la tête ou la clavicule de Tori. Il n’est pas nécessaire qu’il bouge pour ajuster la distance.

Tous les bunkai de tous les kata sont susceptibles de se construire de cette façon simple. Le déroulement sans modification d'un kata entier avec des partenaires qui exécutent les attaques et les défenses correspondantes est généralement nommé kata-bunkai. Ce n'est pas toujours la phase la plus aisée à concevoir ni la plus réaliste, mais elle aide à comprendre l'essence du kata.

Cependant, le désir d’être plus apte à surmonter des attaques moins conventionnelles, d'être plus subtil ou plus compliqué, viendra vite, mais c’est le kata lui-même qui vous y conduira. Ainsi, Heian-nidan, sandan, yodan et godan présentent des mouvements qui mobilisent les deux bras de telle sorte que la technique de base n’y est plus immédiatement reconnaissable. Les kata supérieurs regorgent de tels mouvements. Plusieurs solutions sont envisageables (de la plus simple aux plus compliquées) :

  • Considérer qu’un bras exécute un hikite. Effectivement, si le débutant apprend hikite en tirant le poing à la hanche, de multiples autres formes existent. On revient donc à une technique élémentaire.
  • Un bras pare, l’autre attaque. Ce n’est pas si compliqué ; tous les combattants apprennent aisément nagashi uke et gyaku zuki dans le même temps.
  • Dégagement sur saisie, éventuellement accompagné d’un atemi de l’autre bras.
  • Interpréter le geste en tant que kansetsu waza (technique de luxation). Une main, ou un avant-bras, sur le poignet de l’adversaire, l’autre sur le coude : début de Heian-yodan par exemple.
  • Deux adversaires attaquent simultanément. Difficile mais possible. Dans le premier mouvement de Heian-nidan une attaque oi zuki de face, une autre à gauche. Un expert arrive à adapter les deux défenses quand les niveaux d’attaque varient de façon aléatoire.
  • Les bras interceptent une attaque double, yama zuki par exemple dans Heian-sandan (2e et 3e mouvements). C’est l’explication la plus fréquente et pourtant la plus difficile à réaliser : je n’ai jamais vu un expert surpris par une double attaque réaliser proprement une double parade.

Deuxième grande difficulté : les mouvements lents. Quelques suggestions :

  • C’est un mouvement symbolique : au début et à la fin de Kanku-dai par exemple. Interprétation possible, mais sans doute pas unique.
  • Il s’agit d’un kamae (prise de garde).
  • Technique destinée à amoindrir la vigilance de l’adversaire pour le surprendre avec la rapidité de la suivante. À tester en kumite.
  • Exécutez-le rapidement pour revenir sur une application classique. La pratique a changé ; certains mouvements lents aujourd’hui s’exécutaient à vitesse normale à l’origine. D’autres ont été notablement accélérés.
  • C’est un dégagement sur saisie. Grâce à un levier judicieux, la vitesse n’est pas toujours indispensable pour se dégager.
  • Vous avez saisi et forcez l’adversaire à se placer selon vos désirs grâce à un kansetsu waza.
  • Vous tendez une main vers l’adversaire pour qu’il vous saisisse, ce qui le privera de ses mains ou, du moins, de sa main la plus adroite pour des atemi.
  • C’est une projection qui nécessite de déplacer l’adversaire donc relativement lente : avant dernier mouvement de Bassai-dai par exemple.

Troisième difficulté : les mouvements insolites, nombreux dans les kata supérieurs.
C’est la pratique régulière du kata qui vous fournira l’éclairage. Ces mouvements correspondent à des situations particulières ou à des techniques d’armes : bo ou katana. Découvrir la signification exacte de ces gestes sera fort enrichissant, mais nécessitera souvent de remonter aux formes anciennes du kata. On pourra ainsi découvrir que Bassai-dai fut jadis un kata de bo. En attendant cette intime communion avec le kata, il faudra bien trouver un bunkai sur ces gestes. De légers aménagements des trajectoires et des positions permettront de se rapprocher d’une gestuelle plus classique et d’aboutir à des bunkai acceptables. Dans les cas les plus difficiles, l’aide d’un haut gradé sera utile.
Nous avons dit qu’il était plus facile d’imaginer un bunkai dans un cadre simple. Pourtant, il vous arrivera de penser que l’explication est plus évidente avec deux adversaires, un adversaire derrière vous ou un adversaire armé. Dans ce cas, pas d’hésitation, mettez au point le bunkai correspondant. La pratique vous procurera les clés d’un bunkai simplifié parfois plus utile et efficace lors d'une agression.

Et voilà ! nous avons construit des bunkai simples pour l’ensemble de nos kata. C’est le premier niveau ; celui immédiatement suggéré par l’aspect des gestes du kata. Mais le kata est un leurre destiné à tromper l’observateur superficiel. Le kata recèle une technique bien plus élaborée qu’il n’y paraît. Voici quelques directions à explorer :

  • Une parade est peut-être une attaque ou inversement.
  • Un geste est parfois simultanément défense et attaque.
  • Certains mouvements sont des feintes.
  • La préparation d’une technique peut servir de défense ou d’attaque.
  • L’impact sur l’adversaire peut intervenir sur toute la trajectoire du geste, pas seulement à la fin.
  • Deux points de contact avec l’adversaire permettent contrôle, luxation ou projection.
  • De nombreux déplacements ou rotations sont des esquives ou des projections. Ainsi, dans notre première approche, à chaque changement de direction nous proposons un nouveau bunkai sans nous préoccuper de l’utilisation de notre déplacement ou rotation. Il faut remédier à cette lacune. Le premier déplacement de Heian-shodan peut servir d’esquive sur une attaque venant de la droite ou de face par exemple. Dans le même kata, les rotations après les kiai conviennent fort bien à une utilisation sous forme de projection.
  • Des mouvements peuvent servir sur un adversaire situé derrière soi ou sur le côté, notamment après un demi-tour. C’est vrai pour des techniques comme manji uke mais aussi avec toutes les formes fondamentales utilisant le hikite à la hanche qui peut toujours être interprété comme un ushiro empi uchi.
  • Tori a débuté son attaque en hidari kamae ; essayez votre bunkai en lui demandant de se placer en migi kamae. Vous serez parfois surpris de découvrir une nouvelle application. Vous pouvez ainsi modifier par petites touches les caractéristiques du bunkai. Une petite modification aboutit souvent à un bunkai totalement différent.

Quelques ultimes conseils :

  • Certains bunkai, intéressants, ne sont pas très présentables devant un jury d’examen ou en démonstration. Réservez-les pour votre entraînement et présentez des bunkai évidents pour le spectateur.
  • Présentez ce que vous maîtrisez et n'en demandez pas trop à votre partenaire. Une trop grande complexité risque de vous mettre tous les deux en difficulté.
  • Le cadre des examens FFKaraté est restrictif. Respectez-le pour réussir vos examens de grades mais ne vous y arrêtez pas : adversaires multiples, armés de bo, de tanto, etc.

Et après ?
On peut imaginer de modifier un à un les éléments constitutifs du cadre dans lequel s’inscrivent nos bunkai, puis d’explorer toutes les combinaisons possibles. Et un troisième niveau d’interprétation du kata, un quatrième, etc. Cela sur tous les kata. Combien de vies nous faudra-t-il pour arriver au bout du tunnel ?
Mission impossible donc !
À moins d’emprunter une autre voie.

 

TOUS ARTISTES

Nous avons besoin de l’artiste, car il nous offre un point de vue auquel nous n’avions pas songé. Certes, l’appréciation d’une œuvre dépend de la perception de ceux qui la reçoivent, l’aiment ou la détestent, mais l’œuvre existe indépendamment du public. Certaines réalisations, rejetées par le public ou la critique, étaient pourtant des chefs-d’œuvre, parfois reconnus beaucoup plus tard. L’œuvre artistique, comme l'invention du savant, est le fruit d’une technique qui s’apprend et d’une vision que le commun des mortels imagine « tombée du ciel ». Nous pensons que l’oint des dieux voit ce qui est loin des yeux. Est-il extra-lucide ? Sommes-nous atteints de cécité ?
Le karatéka qui crée un bunkai est un artiste martial. En général, le niveau technique se traduit par un bunkai plus ou moins fignolé, mais l’idée de départ est relativement indépendante du grade du karatéka. Ainsi, des bunkai novateurs sont parfois proposés par des 1er kyu, ce qui démontre bien que la limite conceptuelle n’est pas corrélée au niveau technique. L’objectif de l’entraînement est de parvenir à ce que tous soient capables de créer des bunkai. Cela passe par l’élévation du niveau technique, mais aussi par un travail d’ouverture de l’esprit. C’est pourquoi il faut régulièrement modifier le cadre de création des bunkai. Qui nous empêche d’imaginer notre bunkai dans le noir, avec des adversaires multiples, armés, des attaques perpétrées par des chiens, etc.
Lorsque je montre un bunkai à un karatéka qui s’échine à interpréter un passage de kata, la réflexion la plus fréquente est : « Je n’avais pas songé à cela ». Qu’ont donc de plus ceux qui voient quand les autres sont plongés dans l’obscurité ?
Au 16e siècle, Copernic rejette la théorie de Ptolémée pour installer le soleil au centre du système solaire. Tout paraît soudain plus clair et surtout, les trajectoires des planètes cessent leurs incessantes divagations. Le cerveau de Copernic est-il plus performant que celui de ses contemporains ? Peut-être, mais il est surtout moins encombré, car il s’est débarrassé du dogme du géocentrisme qui paralyse les esprits depuis quatorze siècles. Le simple fait de se libérer d’une idée préconçue, d’un a priori ou d’un conditionnement permet d’accéder à l’évidence.
Balayons tout ce fatras qui gêne notre esprit et l’invention géniale ou la vision artistique feront partie de notre quotidien. Évidemment, nous n’avons ni la science du savant, ni la technique de l’artiste, mais nous sommes en train d’acquérir la technique martiale et pouvons donc devenir de vrais artistes martiaux reconnus par nos pairs.
Mais comment éradiquer tous les conditionnements qui emprisonnent nos esprits ?
Le plus important réside dans la profonde conviction que c’est bien là notre principal handicap : nous sommes infirmes car nos esprits sont surchargés. Il nous faut trouver un purgatif cérébral. Trouver !… mais que faisons-nous durant le mokuso (méditation au début et à la fin du cours) ?
Oui, c’est vrai, nous l’avons notre outil ! et pourtant la sagesse semble encore bien lointaine. Peut-être faudrait-il méditer plus sincèrement, plus souvent, plus…

Revenons à nos bunkai : la clé est l’ouverture d’esprit. On peut ouvrir les portes une à une et visiter toute la maison, c’est ce que nous avons conseillé dans la première partie de cet article. Mais il faudra bien qu’enfin éclate une révolution qui renversera les murs de l'édifice, offrant ainsi une perspective infinie sur les quatre points cardinaux.
L’accès au satori, à l’éveil est toujours décrit comme soudain, en forme de flash, d’illumination. C’est cette lumineuse explosion qui pulvérisera un jour les murs de notre prison. Alors nous pourrons affirmer que sur chaque geste du kata mille bunkai existent… et le démontrer.

Sakura sensei


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