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LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI  N°34 printemps 2015

 

 

BUSHIDO

 
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Les samurai japonais - gotha de la caste guerrière du pays du Soleil Levant - développèrent à partir du 12e siècle un code d’honneur dont le nom, après divers avatars, se fixa sur « bushido ». Fortement imprégné de shintoïsme et de bouddhisme, il faisait à l’origine référence à la voie de l’arc et du cheval, principaux attributs des guerriers nobles d’antan. Il subit ultérieurement de multiples influences : le confucianisme et surtout le zen pour ses aspects éthiques, philosophiques et spirituels, mais également l’évolution des techniques, tactiques et stratégies martiales. Cependant, l’élément décisif qui en fit un modèle de perfection fut l’instauration d’une paix de deux siècles et demi succédant à une longue période de conflits armés. La primauté accordée à l’arc, bien adapté aux champs de bataille où deux hordes enragées s’exterminent, situation fréquente avant et durant la période féodale du Japon (1185-1603), fut progressivement transférée au sabre, plus rapide à mettre en œuvre et mieux approprié aux opérations de police caractéristiques de l’ère d’Edo (1603-1868), ancien nom de Tokyo, pendant laquelle les armées furent fort peu sollicitées. Le bushido, adopté avec une totale abnégation par la plupart des samurai depuis son émergence, mit environ sept siècles pour aboutir à l’idéal chevaleresque, unique et difficilement surpassable, régulièrement célébré par le théâtre No, les écrivains et les cinéastes. Aujourd’hui, ses valeurs pratiques et morales se reconnaissent aisément dans les us et coutumes qui caractérisent l’ensemble de la population de l’archipel nippon.
Dans les clubs occidentaux d’arts martiaux d’origine japonaise, il est courant de mentionner ce code d’honneur des samurai même lorsque la pratique, strictement sportive, n’a plus aucun rapport avec le budo (art martial réaliste et efficace dont l’objectif ultime est l’élévation spirituelle du pratiquant). Quel est le but recherché ? Serait-ce une simple opération de communication destinée à racoler un public ignare ? Il serait pourtant pertinent de s’interroger sur le bien-fondé de cette référence car, cela est notoire, le dévouement du samurai allait jusqu’au sacrifice de sa vie ; cela peut sembler un peu excessif dans le cadre d’une activité sportive.
Cependant, dans certains dojos modernes, un véritable budo sert de fondement à l’enseignement. Le bushido, que d’aucuns peuvent juger archaïque aujourd’hui, y a-t-il encore sa place ? Et quel bénéfice éventuel un budoka du 21e siècle peut-il en espérer ?
Pour répondre à ces questions, une étude soignée de l’origine, du contenu et des implications de ce code d’honneur est absolument nécessaire, faute de quoi on pratiquera sans comprendre, situation propice à tous les dérapages imaginables.
 

Naissance et évolution du bushido

Le terme « bushido » apparaît pour la première fois dans les écrits au 17e siècle. La confrontation de ceux-ci met au jour de nombreuses différences, souvent minimes mais traduisant une certaine liberté d’interprétation. Les qualités les plus souvent citées sont les suivantes : droiture, courage, fidélité, bienveillance, politesse, sincérité, loyauté, contrôle de soi, sens de la justice et, bien sûr, efficacité martiale. Hormis ce dernier point, rien de bien original, puisque ce sont les valeurs morales que l’éducation, de tout temps et en tout lieu, cherche à inculquer. Cependant, les samurai hissèrent ces vertus à des sommets rarement atteints ailleurs. De plus, habitués des champs de bataille, ils étaient familiers de la mort et de son caractère sordide, révélateur de toutes les bassesses humaines. Si, jusqu’au 16e siècle, il n’y eut guère d’initiatives probantes pour juguler les incessantes belligérances qui opposaient les clans rivaux, des voix s’élevèrent dès la première moitié du second millénaire pour implorer d’en atténuer la sauvagerie. Aussi, parallèlement à la recherche de perfection technique et éthique, le bushido préconisa-t-il de transcender le geste de tuer, de le hisser au niveau de l’œuvre d’art et d’accepter sa propre mort avec noblesse et sérénité. Les nombreux seppuku (sacrifices rituels) relatés dans l’histoire du Japon, l’héroïsme des samurai au combat et la profonde admiration dont était gratifié l’ennemi courageux témoignent de la totale adhésion de l’élite guerrière nippone à ce code d’honneur ; dans tous les cas, la mort devait se parer de respect et d’élégance. Des codes chevaleresques ont fleuri dans de nombreuses cultures ; aucun n’a atteint le degré de sophistication et d’engagement moral du bushido.
La chronique historique des conflits armés est une longue litanie des horreurs perpétrées par des guerriers assoiffés de sang, de viol et de pillage. Les élites, quand elles n’étaient pas pires que les soudards, ont parfois tenté de limiter, voire de prohiber ces excès, pas toujours avec le succès escompté ; l’histoire, ancienne ou récente, en témoigne. Le Japon n’a pas échappé à ce triste constat, mais au lieu d’imposer, comme cela s’est fait un peu partout, des règles strictes dont la principale caractéristique est d’être continuellement transgressées, l’aristocratie guerrière, entre le début du Moyen Âge nippon (1185-1603) et le début de la période Meiji (1868-1912), s’est assignée la tâche de devenir un modèle de perfection. Aucune contrainte officielle ou religieuse n‘a présidé à la naissance du bushido ; c’était un pur don de soi, émanation de la propre volonté des samurai et non décret autoritaire. Attention toutefois à ne pas interpréter ce don comme un vulgaire abandon de soi, ce serait un laisser-aller sans valeur. Ce don de soi, qui pouvait certes aller jusqu’à une mort pleinement acceptée, était avant tout l’offrande de la plus haute perfection des qualités martiales, mentales et morales. Le samurai cultivait inlassablement sa maîtrise technique et les qualités spirituelles garantes de sa probité et de son infaillibilité ; s’il ne parvenait pas à exécuter sa mission, s’il commettait une erreur ou ne respectait pas son engagement, il était déshonoré. Seule une auguste mort pouvait lui restituer sa dignité. Cette recherche d’excellence, d’idéal, d’absolu, est stupéfiante, mais la beauté sublime du bushido réside surtout dans l’engagement spontané et désintéressé du samurai. Mission accomplie donc, puisque aujourd’hui l’image du samurai, dont le statut fut définitivement aboli en 1879, est toujours l’objet d’un véritable culte. Cependant, ce code d’honneur, qui a fait du samurai le modèle de la perfection, s’est construit lentement au fil des siècles.

Autour de l’an mille, le comportement du samurai ne se distinguait guère de celui de la piétaille guerrière. Seules son ascendance aristocratique, sa compétence martiale découlant d’une vie consacrée au service des armes et la tradition du seppuku, élément essentiel de sa réputation de guerrier courageux, lui conféraient une sorte de légitimité. Cependant, de 1192 à 1868, le pouvoir réel fut assuré par un shogun (titre signifiant : général en chef chargé de repousser les barbares) et son propre gouvernement (bakufu) au détriment de l’empereur, certes toujours vénéré, mais progressivement confiné dans un rôle symbolique. Sept siècles de dictature militaire ont placé l’élite guerrière des samurai sur un piédestal dont elle ne redescendit plus. D’autant plus que la position hiérarchique de cette élite ne fut pas utilisée pour s’imposer ou parader, mais pour faire briller les ors du bushido. L’image de perfection martiale et spirituelle du samurai du 19e siècle n’est pas usurpée.
Ce code d’honneur ne fut pas une création ex nihilo ; il s’édifia à partir d’un existant sublimé par ces nobles guerriers. Les premiers apports vinrent d’abord de la religion ancestrale du Japon, le shintoïsme, qui vénère les esprits des ancêtres, des kami (forces de la nature et êtres supérieurs) et place la famille au centre de la vie sociale - dans les cultures animistes, les esprits font généralement partie de la famille. Il faut donc mourir dignement pour conserver une place d’honneur au sein du foyer familial. Le bouddhisme et la morale confucéenne lui conférèrent ensuite une touche de moralité et de sociabilité supplémentaire. Le samurai du début du second millénaire, extrêmement violent, craint par tous, redora progressivement son blason en affichant ostensiblement des qualités appréciées par le peuple comme par les daimyo (seigneurs) : respect absolu de l’autorité, de la hiérarchie et de la famille, fidélité et engagement moral indéfectibles, compassion et générosité envers les faibles, volonté de toujours agir avec justice et acquisition d’une large culture. Cette évolution n’était néanmoins guère supérieure à celle d’autres chevaleries de part le monde. Deux événements permirent d’élever le bushido à son zénith : d’abord l’adoption par les samurai des pratiques zen rinzai et soto, progressive à partir du 13e siècle et à peu près totale au 17; ensuite la prise de pouvoir des Tokugawa en 1603 qui instaura une paix durable (pax Tokugawa) et désœuvra la caste guerrière.

Alors que le shintoïsme, le confucianisme et même le bouddhisme, dévoyé au profit des jouissances terrestres des classes nobles, se préoccupaient d’harmonie sociale, de morale, en réalité de maintien du respect de l’autorité et de l’ordre établi, le zen proposa une émancipation totale de l’individu. Cette configuration, qui mit en présence des enseignements contradictoires, potentiellement explosive - l’implantation du zen suscita de nombreux heurts -, fut transcendée par les samurai qui surent en exploiter la complémentarité, les incompatibilités étant petit à petit évacuées grâce à la formidable capacité des Japonais à réaliser les syncrétismes les plus improbables.
Le zen s’appuie sur la méditation assise (zazen), l’accès à des états de conscience supérieurs (mushin : l'esprit vide ; mushin-no-shin : littéralement, penser sans pensée ; kensho : l'éveil), la notion de non profit (mushotoku) et l’attention portée au moindre détail (kufu) ; certaines écoles y ajoutent les koan (énigmes insolubles par le raisonnement destinées à faciliter la transcendance de l’esprit). Pratiqué avec sincérité et profondeur, le zen est porteur d’une transfiguration radicale et hautement bénéfique de l’individu. Il procure, grâce à la maîtrise de l’ego, un sentiment de communion avec l’ensemble de l’univers et une vision claire des choses et des événements car débarrassée de tout a priori. La grande attention portée à chaque action confère une plus grande précision et évite de nombreuses erreurs dans les gestes usuels comme dans le maniement des armes. Le détachement, vis-à-vis des biens terrestres comme des félicités spirituelles, garantit une incorruptibilité sans faille. Les samurai y trouvèrent le surcroît de grandeur et d’efficacité qui les propulsa à des sommets d’exemplarité. « L’esprit indomptable », ouvrage d’un moine zen du 17e siècle, Soho Takuan, expose clairement les apports du zen dans l’art du sabre. Indiscutablement, le zen accrut l’efficacité du samurai et hissa le bushido vers un nouveau zénith, mais son influence fut ressentie dans de nombreux autres domaines. Il a notamment profondément renouvelé l’esthétique des arts et brisé de nombreux tabous. Le samurai qui fut jadis un guerrier violent devint un artiste raffiné.
Cependant, sans la paix des Tokugawa, le samurai et son bushido ne seraient sans doute pas parvenus au pinacle des références martiales et humaines. La victoire du shogun Ieyasu Tokugawa sur le clan Toyotomi, dont les conquêtes s’étendaient sur un territoire plus vaste que celui du shogun, à la bataille de Sekigahara en 1600, octroya au vainqueur une large domination militaire sur l’ensemble du pays. L’empereur, conscient de son rôle symbolique depuis 1192, lui remit officiellement l’intégralité de ses pouvoirs en 1603, avec pour mission de contraindre les derniers seigneurs avides d’étendre leur domination à déposer les armes et à accepter une autorité centrale. Les hostilités entre clans rivaux ne cessèrent pas immédiatement, mais progressivement la lignée des Tokugawa - la charge de shogun était héréditaire - mit au pas tous les daimyo, les désarma et les surveilla de telle sorte que les conflits armés disparurent. En 1634, le Japon est en paix et en 1639 il se ferme presque totalement aux étrangers - en partie pour se soustraire à l’influence chrétienne. Seuls les Chinois et les Hollandais gardèrent quelques maigres prérogatives commerciales. Cela favorisa l’émergence d’une culture authentiquement japonaise et provoqua de profonds bouleversements au sein de la gigantesque caste guerrière : environ cinq cent mille samurai, des guerriers subalternes dont on ne connaît pas le nombre, sans compter l’énorme conscription lors de chaque guerre - sur une population globale d’environ vingt millions d’habitants au début du 17e siècle. Une partie des samurai se retrouva progressivement au chômage et connut des fortunes diverses. Certains vendirent leur titre à de riches commerçants en mal de reconnaissance sociale ; d’autres créèrent des écoles de sabre ; grâce à leur niveau d’instruction et en conformité avec les consignes du shogun qui leur prescrivaient de devenir de bons gestionnaires, beaucoup se recyclèrent dans des professions intellectuelles ; quelques-uns vécurent d’expédients ou se firent redresseurs de torts, mais la plupart restèrent dignes et respectueux du bushido. La diffusion d’ouvrages tels que « Le sabre de vie » écrit par Yagyu Munenori (au début du 17e siècle), le « Traité des cinq roues » de Miyamoto Musashi (vers 1645) ou le « Hagakure » de Jocho Yamamoto (au début du 18e siècle), qui exposent les devoirs et qualités des samurai, reflète bien ce souci de perfection et d’élévation spirituelle. Sans doute ces livres ont-ils également contribué à renforcer le respect de ce code d’honneur et à en élargir l’audience.
Ronin (samurai sans employeur) ou samurai toujours titulaires de leur charge, presque tous, conscients de leur noblesse et des privilèges attachés à leur titre, mirent un point d’honneur à peaufiner leur image de perfection martiale et humaine. Ainsi, malgré l’absence de conflit armé qui aurait pu conduire au relâchement, le samurai de l’ère Tokugawa hissa la technique martiale à des niveaux impensables ailleurs. La codification des techniques et une vie presque totalement consacrée à l’entraînement pour la majorité des samurai et bushi (désigne les samurai d’Okinawa) déboucha sur une maîtrise phénoménale. On découvrit l’étonnante possibilité d’utiliser efficacement la gestuelle du ken-jutsu (technique du sabre) à mains nues - crucial en cas de perte ou de bris du sabre. Des tactiques et des stratégies innovantes virent le jour : art des deux sabres ou technique du shuriken (lancer de sabre). Cette recherche d’une perfection toujours plus grande, se propagea dans la société civile et plus particulièrement chez les professionnels de l’armement. Ainsi, les sabres acquirent une qualité d’acier, de forgeage et une beauté qui laissent encore pantois aujourd’hui. Quant à l’ascension spirituelle du samurai, confortée par la pratique assidue du zen, elle permit la transformation du bu-jutsu en budo, mit une ultime touche de majesté au bushido et conféra au samurai son aura définitive de guerrier invincible, raffiné, fier, mais juste et bienveillant.

Toutefois, l’art martial qui nous intéresse n’est pas un pur produit japonais. Le karate-do provient d’Okinawa, petite île située à mi-distance de la Chine et de l’île principale du Japon (Honshu) qui, en dépit de ces deux influences majeures, développa sa propre culture. Cependant, si les apports chinois furent importants, notamment dans le domaine martial, ce fut le Japon qui, finalement, devint le maître d’Okinawa, imposa sa loi et ses coutumes.
Le roi Sho Shin qui unifia Okinawa au milieu du 15e siècle réalisa sans doute ce tour de force grâce à l’aide du Japon puisque l’île dut dès lors lui payer un lourd tribut. La présence et l’influence japonaises sont donc déjà sensibles à cette époque. Ensuite, elle subit l’occupation des samurai du clan Satsuma, vaincu, mais pas anéanti par le shogun Tokugawa, et astucieusement utilisé par ce dernier pour ramener les îles Ryukyu, dont fait partie Okinawa, jugées trop complaisantes avec la Chine, dans le giron japonais. Les samurai de Satsuma maintinrent une rigoureuse et oppressante surveillance de 1609 à 1879, date où les Ryukyu furent officiellement intégrées à l’empire japonais. C’est dire si les nobles bushi locaux, extrêmement contrôlés, durent se plier au même code d’honneur que les samurai du shogun et se fondre dans la culture japonaise. C’est à ce prix qu’ils purent affiner, le plus souvent dans un secret absolu, leur propre technique guerrière, essentiellement à main nue, car les armes étaient prohibées sur l’île d’Okinawa depuis le règne du roi Sho Shin, sauf pour la garde rapprochée du monarque. Cette interdiction, maintenue par les Japonais, explique le degré de perfection atteint par le Tode, l’Okinawa-te puis le karate, sans oublier les méthodes de combat développées par les paysans et les pêcheurs, efficaces contre un sabre, qui utilisent les outils professionnels (kobu-jutsu) et que se sont appropriées les bushi privés de leur sabre. En dépit de différences techniques et culturelles indiscutables, les bu-jutsu japonais et okinawaïens du 15e siècle, qui baignaient dans un même climat de guerres sporadiques et d’escarmouches constantes, s’étaient développés de façons similaires. Leurs caractéristiques respectives étaient donc déjà fort semblables, œuvres dans les deux contrées d’une classe guerrière noble qui se voulait exemplaire. Après cette date, la pratique presque exclusive de méthodes de combat sans arme à Okinawa ne modifia en rien la conviction des bushi. Avec un sabre ou à main nue, la philosophie ne variait pas ; la perfection martiale, éthique et mentale était la seule voie qui assurât la pleine et juste expression d’un bu-jutsu. La présence des samurai Japonais de 1609 à 1879, malgré une hostilité de la population locale qui dura longtemps, puis le rattachement des Ryukyu à l’empire nippon rapprochèrent définitivement les deux cultures. Leurs codes d’honneur respectifs s’unifièrent sous le même vocable de bushido et les bu-jutsu des deux contrées devinrent des budo. D’ailleurs, le terme karate-do (dans le sens voie de la main vide et non main de Chine selon l’ancienne écriture) est apparu lors de l’implantation de l’art martial d’Okinawa au Japon avec la volonté affichée par Gichin Funakoshi, puis par les autres maîtres de karate originaires d’Okinawa qui l’ont suivi, de se fondre dans la culture japonaise. « L’art martial d’Okinawa peut maintenant être considéré comme japonais à part entière » affirme Funakoshi dans « Karate-do Kyohan » au début du 20e siècle. Actuellement, à Okinawa comme au Honshu, à mains nues ou avec un sabre, tous les budoka se réfèrent à la notion de bushido et la plupart des écrits sur le budo en font un thème central. On peut donc, sans craindre de se fourvoyer, associer karate-do et bushido.
 


Le bushido est mort ; vive le bushido !

Au milieu du 19e siècle, la pression des puissances occidentales compromet l’isolationnisme du Japon et, en 1853, l’expédition américaine de l’amiral Perry y met définitivement fin. Les transformations économiques sont extrêmement rapides et entraînent des bouleversements politiques. Ainsi, en 1868, début de l’ère Meiji, l’empereur retrouve toutes ses prérogatives. En 1879 la charge de shogun disparaît, les samurai et les bushi sont remplacés par une armée de métier - la solde remplace l’engagement moral - et l’île d’Okinawa est intégrée au Japon sous forme de préfecture. Bon nombre de samurai deviennent des officiers de la nouvelle armée mais une grande partie, hostile aux nouvelles orientations du régime impérial, notamment la primauté accordée au commerce et à la cupidité qui l’accompagne trop souvent, se désolidarise pour ne pas renier les valeurs du bushido et sombre dans la misère. Paradoxalement, la mise à l’écart du pouvoir militaire s’accompagne de l’émergence d’un esprit belliqueux et conquérant. Le pays entend les sirènes de l’Occident, s’inspire de son colonialisme et de ses pillages systématiques, se pare d’une arrogance de peuple prétendument élu qui l’incite à étendre son rayonnement et à imposer son hégémonie sur ses voisins. Guerre contre la Chine en 1894, puis contre la Russie en 1905, les deux remportées par le Japon. Taiwan devient une colonie en 1905 et la moitié sud de Sakhaline est acquise la même année. Annexion de la Corée en 1910. L’invasion de la Mandchourie en 1931 va préluder à une guerre de quinze ans qui s’étendra à toute la Chine à partir de 1937, puis au Pacifique et à tout l’Extrême-Orient. C’est une période d’abominations perpétrées par un Japon tyrannique et sanguinaire, où le bushido a été dévoyé à seule fin de produire des mercenaires sans foi ni loi et des kamikazes lobotomisés.
Après la défaite de 1945, de longs mois d’incompréhension tétanisèrent le Japon. Ayant finalement pris conscience des terribles exactions commises dans les pays conquis, les Japonais préférèrent occulter cette période d’ignominie et mettre en avant ce qu’ils considéraient comme le summum de leur culture : le bushido de la fin du shogunat qui devint la référence morale pour toute la population. Aujourd’hui, le bushido se reconnaît dans de nombreux aspects de la vie courante et les descendants de samurai, toujours très admirés, se sentent investis de la mission d’en propager l’aura.

Quand on va au Japon actuellement, les us et coutumes immédiatement observables révèlent quelques caractéristiques étonnantes. D’abord une apparente indifférence ; chacun va son chemin sans s’occuper du voisin. L’apparence est trompeuse ; en réalité il s’agit d’un besoin impérieux de ne pas s’immiscer dans la vie privée d’autrui. C’est pourquoi on ne vous demande jamais comment vous allez, ce serait un grave manque de savoir-vivre car cela force à parler de soi, mais on se réjouit de vous rencontrer. On assiste fréquemment à des salutations cérémonieuses et empressées, surtout de la part des femmes qui restent plutôt soumises à l’extérieur de leur foyer, lieu où elles retrouvent généralement une autorité incontestée. Les enfants sont fort bien éduqués, toujours respectueux, disciplinés à un degré impensable en France et pourtant souriants, ce qui laisse supposer une absence de coercition. Dans les lieux publics, jamais vous ne serez gêné par un parfum intempestif ; pour les Japonais, toujours très soignés et pleins d’égards, sentir bon, c’est ne rien sentir. Ensuite, on constate un respect absolu des biens d’autrui : rien n’est dégradé, tout est propre, sans graffitis ; le vandalisme est inexistant. Les voitures, méticuleusement entretenues - on les croirait toutes neuves -, restent ouvertes et les vols sont d’une extrême rareté. Si un sac à main est oublié dans un taxi ou un train, il sera très certainement retrouvé avec l’intégralité de son contenu. Dans les entreprises privées ou les services publics, chaque employé fait preuve d’une compétence particulièrement surprenante en comparaison de l’indigence des prestations offertes en France. Vous souhaitez programmer un voyage traversant différents pays avec de multiples moyens de transport ? En quelques minutes, l’employé d’une agence de voyages vous proposera la solution idéale ; quel temps faudrait-il chez nous pour seulement approcher ce résultat ? Dans un magasin, l’emballage d’une babiole payée quelques yens sera réalisé avec la même application extrême, véritable origami, que pour un achat somptueux. Méticulosité, efficacité et compétence sont des lieux communs au Japon. Mais ces vertus ont apparemment un prix : si vous assistez à la sortie des bureaux, vous allez voir des milliers de clones se disperser. Tous les hommes portent le quasi même costume et se comportent de façon étrangement similaire ; les femmes sont à peine plus fantaisistes. La fatalité pèse sur les individus qui semblent dirigés par une force supérieure.
Dans les dojos d’arts martiaux, l’étiquette est toujours scrupuleusement suivie ; le relâchement, le laisser-aller ne sont pas de mise et la discipline semble être ancrée dans l’esprit des budoka. La hiérarchie des grades et fonctions est scrupuleusement respectée ; ainsi, un sampai ne se permettrait jamais de donner un conseil personnel à son partenaire, de crainte d’interférer avec l’enseignement du maître. Les dojos sont d’une propreté exemplaire, car les élèves font généralement le ménage avant et après chaque session. Lors d’une compétition, les enfants sont capables de rester assis en tailleur pendant plusieurs heures sans bouger ni chahuter. Que l’entraînement soit sportif ou traditionnel, la recherche de perfection est toujours perceptible. Il est vrai qu’on y trouve de nombreux descendants de samurai pour qui le bushido est une réalité vivante. Certes le seppuku a disparu, mais des pratiques d’un autre âge perdurent. Pourquoi se casser des bâtons sur les orteils, pratiquer des kata en portant du bout des doigts de lourdes jarres ou répéter de longues séries de nukite dans un bac à sable ? Pour s’endurcir, évidemment. Mais pour quel usage ? Question sans objet pour le budoka façonné par le zen, ses notions de kufu (s’appliquer à tout réaliser à la perfection) et de mushotoku (pratiquer sans chercher le moindre profit). Bien sûr, le caractère extrême et fortement traumatisant de certains entraînements ne s’observe plus très fréquemment aujourd’hui, mais l’état d’esprit est toujours empreint de la même volonté d’avancer sur le chemin de l’excellence. La voie n’est pas un passe-temps ; elle est un mode de vie, une ascension vers la perfection technique et spirituelle qui ne connaîtra pas d’achèvement avant la mort. Preuve de cet attachement indéfectible aux valeurs du bushido, les personnes âgées sont très nombreuses dans les dojos et toujours actives. Quant à Okinawa qui ne mesure pas plus de trente kilomètres sur à peine cent vingt, c’est presque quatre cents dojos qui y prospèrent. Ici, le budo concerne presque tout le monde.

Nous ne sommes pas Japonais. Nous penchons vers l’indiscipline et la manifestation spontanée de nos humeurs en dépit d’un niveau de conditionnement qui n’a rien à envier aux habitants de l’archipel nippon. Depuis le milieu du 17e siècle, les Japonais cohabitent pacifiquement ; même les guerres de conquête entre 1894 et 1945 n’ont guère entamé leur unité nationale. Or, cette relative harmonie entre les groupes sociaux s’est installée au moment de l’apogée du bushido. A contrario, les groupes sociaux français n’ont jamais cessé d’être en lutte. Certes les mots, les manifestations, les grèves, l’accumulation insensée de lois ont remplacé les armes, mais les dissensions sont permanentes et chaque solution proposée en crée de nouvelles. Le système s’auto-alimente. Ainsi, malgré un appareil d’état qui fait de nous un des champions de la solidarité, nous sommes des individualistes forcenés, ce qui crée des situations ubuesques, dont peu de gens ont conscience, et d’incessants désaccords, sociaux ou personnels. Et cette contradiction n’est pas la seule, loin s’en faut, qui génère des tensions. Infiniment plus que les Japonais, nous détenons un art éprouvé du conflit éternel. L’événement commande nos décisions ; nous vivons dans le court terme, ballottés en tous sens par un fatras de réactions intempestives ou émotionnelles qui occultent une réelle vision d’avenir. Le bushido pourrait-il remettre un peu d’ordre dans une société qui fut brillante mais se perd aujourd’hui dans les querelles partisanes, les analyses superficielles et la défense des intérêts particuliers ? Car, ne nous y trompons pas, la société est à l’image des individus qui la compose ; une société conflictuelle ne saurait héberger beaucoup d’individus en harmonie avec eux-mêmes. Toutefois, certains, sans doute plus lucides, ne se satisfont pas de leur condition actuelle et veulent donner un vrai sens à leur existence, vivre dans une société plus épanouie où le conflit serait anecdotique. Parmi eux, des budoka perçoivent dans le bushido une possible solution qui suscite néanmoins quelques questions. Est-ce vraiment le bon outil ? Quelles sont ses faiblesses ? Quels aménagements mériterait-il ? Risque-t-il de renforcer notre comportement moutonnier ?
 


Le bushido d'aujourd'hui doit être une élaboration personnelle

Il n’est pas très utile de s’appesantir sur l’étymologie et les diverses traductions, celles-ci étant par trop fluctuantes. Néanmoins, confrontons budo et bushido. Un do se réfère toujours à une activité particulière. Sa maîtrise est censée apporter une sorte d’apaisement, un surcroît de qualités mentales et morales, mais ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Des karatékas, judokas ou aïkidokas de haut niveau peuvent revêtir une certaine beauté spirituelle, mais ils peuvent également se compromettre, s’avilir ou se déshonorer. C’est, en partie, ce constat qui a conduit à l’élaboration du bushido dont la traduction la plus convaincante pourrait être « voie du brave guerrier », brave étant pris dans ses deux sens : courageux et vertueux. En première analyse, le budo (voie du guerrier ou art martial) procède donc en priorité de l’amélioration des qualités techniques ; le bushido glorifie les valeurs mentales et sociales. Cette complémentarité est plus profonde qu’il n’y paraît a priori. Examinons-en quelques illustrations.
L’art martial propose une large panoplie d’outils pour régler les conflits qui naissent entre les individus, mais pratiquer ne suffit pas ; seule la perfection gestuelle, mentale et morale est garante du résultat attendu. Il faut donc impérativement tendre vers cet idéal ; or le bushido est un écrin somptueux, constitué de grandeur d’âme, de respect, de justice et de détermination, qui permet au bagage technique de s’exprimer à son optimum et surtout avec discernement, à bon escient et de façon mesurée.
Un guerrier pris dans une embuscade ou une personne agressée violemment, s’ils sont obsédés par la crainte de mourir, pensée qui envahit la conscience et atrophie la capacité d’observation, commettront immanquablement l’erreur fatale au moment crucial. Le budoka qui accepte totalement la mort à condition qu’elle soit élégante comme le prescrit le bushido, exempt de toute angoisse, est lucide et serein ; son espérance de survie lors d’une confrontation vitale s’avère infiniment supérieure.
Toutefois, si le budo enseigne l’art ultime de tuer, c’est pour conférer une force de dissuasion et garantir la tranquillité d’esprit du budoka. Celui-ci n’a évidemment pas pour objectif de tuer, sauf extrême nécessité. Quant au bushido, code d’honneur, il est avant tout un code de vie qui invite à mener une existence exemplaire où tout, art martial, qualités spirituelles et sociales, est maîtrisé et au service de l’humanisme le plus pur. Il n’est en aucune manière une incitation à mourir, mais il souligne qu’une mort honorable serait sans doute préférable à une vie indigne.
Les deux termes paraissent donc indissociables et s’articulent autour de la notion de mort ; la sienne et celle d’autrui. D’ailleurs, la crainte de la mort, dont on parle souvent de façon détournée, escamotée par les religions qui préfèrent évoquer l’éternité, objet de toutes les spéculations, est sans aucun doute et sans jeu de mot le principal obstacle à une vie épanouie. Quant à la possibilité de tuer, frappée d’anathème, elle est presque impossible à aborder. Je passe outre à ces interdits, non par provocation, mais par nécessité martiale et spirituelle, conforté en cela par les samurai qui exprimèrent clairement dans leur bushido l’impérative obligation de surmonter ces obstacles pour atteindre l’excellence. On peut leur faire confiance pour avoir réellement testé sur le champ de bataille, lors de duels ou dans la résolution de tout type de conflit la pertinence de cette recommandation.

La peur de mourir est pour la majorité d’entre nous la peur ultime, la plus prégnante et, sans aucun doute, la plus handicapante lors d’un événement dangereux et difficile à résoudre. Il semble donc salutaire de s’en débarrasser ; mais comment ? Depuis les débuts de l’humanité, des milliards d’individus ont cru trouver une solution dans la religion. Cependant si celle-ci peut offrir une forme de consolation, elle n’évacue en aucune manière la peur ni la mort elle-même qui reste inéluctable. La mort n’est donc pas le vrai sujet ; c’est la peur qu’elle engendre qui constitue le cœur du problème. Soyons donc pragmatique et logique ; commençons par comprendre sa genèse. Première observation évidente : cette peur ne correspond pas à la réalité. Elle revêt plutôt la forme de l’angoisse et n’a rien à voir avec la réaction physiologique et transitoire qui prédispose à l’action quand un danger survient brusquement. L’angoisse ou la peur sont des pensées - la pensée verbale n’est pas la seule forme existante - et quand nous pensons, nous vivons. La peur de la mort est donc une représentation, une image de notre décès éventuel. Il s’agit d’un phénomène purement psychologique, or l’entité qui conditionne nos pensées, qui les façonne selon un code préétabli, c’est l’ego, le maître d’œuvre de notre conscience. Ce processus revêt-il la moindre utilité ? L’ego lui-même est-il bénéfique ou néfaste ?
L’ego est généralement présenté comme la conscience de soi ou la représentation de soi. Toutefois, ce « soi » ressortit uniquement à la psychologie. Il ne concerne pas la conscience physique de soi, ni l’intellect, ni les perceptions sensorielles, ni la mémoire technique ou procédurale, mais il peut les influencer. L’ego est la mémoire de ce que l’on croit être ou devoir être. Pour certains il est l’essence de la personnalité, pour d’autres, c’est un parasite encombrant qui déforme la réalité ; les deux ont raison. Fondamentalement, ce n’est qu’un amas de principes, a priori, idées préconçues, toutes formes de conditionnement qui conduisent à des conduites et attitudes prévisibles, stéréotypées - on peut baptiser cela « personnalité » - et brouillent les perceptions. Ces pollutions sensorielles et mentales génèrent des affects et émotions souvent incohérents, parfois handicapants, toujours perturbants.
Qui veut rompre avec ses peurs, ses perceptions erronées et ses conditionnements doit d’abord prendre conscience de leur origine, de la manière dont ils envahissent la conscience et de leur effet délétère, puis s’attaquer à ce qui en constitue le cœur : l’ego, grand responsable de nos faiblesses. Car l’ego est un leurre ; s’il s’affiche comme une force, c’est pour mieux camoufler ses effets malsains.
L’ego est nuisible, mais il est comme une toxicomanie dont on ne peut pas se défaire. Néanmoins, il n’est pas très difficile de l’éliminer ponctuellement ; mushin, l’état de non-pensée recherché pendant le mokuso (méditation) ne permet pas à l’ego de se manifester. Tout le monde, ou peu s’en faut, a la capacité d’atteindre cet état de conscience et peut en constater les bienfaits. Quant à la cure d’amaigrissement de l’ego, toujours possible, elle donne des résultats peu concluants, mais la démarche est louable et pas totalement inutile. Amoindrir, museler, étouffer l’ego, tout cela est accessible ponctuellement, mais en sera-t-on capable face à la violence exacerbée et totalement imprévue ? Mieux vaut aborder un tel épisode avec un esprit débarrassé définitivement de l’emprise de l’ego. La vraie difficulté est donc de tuer l’ego. Mushin ne suffit pas ; mushin-no-shin est nécessaire, kensho souhaitable.
L’éradication de l’ego, en éliminant les interprétations tendancieuses de la réalité, procure une perception juste, claire, sans fard. Il s’ensuit également une disparition de toutes les craintes, appréhensions ou angoisses puisque c’était l’ego qui avait peur pour lui-même. Cette absence d’inquiétude ne débouche pas pour autant sur des prises de risque inconsidérées, bien au contraire. La peur aveugle, alimente les pensées parasites et rend agressif. Quand, dans une situation stressante, elle survient, la prudence est un vœu pieux. Certes, ce n’est pas le seul type d’émotion handicapante, mais elle est certainement la plus difficile à dominer. Qui parvient à éradiquer ses peurs, et plus particulièrement la peur de la mort, n’est pas loin de découvrir le Graal et maîtrisera sans peine ses autres émotions plus facilement accessibles au raisonnement : haine, colère, surprise, énervement, impatience, chagrin, etc. Il s’ensuivra une transformation profonde de l’individu ; quiétude et clairvoyance mèneront à un sentiment de plénitude et de jouissance sereine de la vie.
Je n’ai pas peur de la mort » ; « Je n’ai pas peur de la mort » ; « Je n’ai pas peur… » La méthode Coué quelle que soit votre persévérance ne vous fera pas avancer d’un iota. Pour progresser, il faut vraiment se confronter à l’idée de la mort, ne plus l’occulter ou la nier en l’habillant d’une parure rassurante (âme éternelle, paradis, réincarnation, etc.), comprendre comment naissent les peurs, comment les surmonter et installer la mort dans une proposition motivante du style : « Plutôt mourir que de m’abaisser à cela. » Énoncé superficiellement, cela paraît simple et sans conséquence, mais pris dans son acception profonde avec la mort comme sanction en cas de manquement, c’est un serment indélébile qui devra être respecté en toute circonstance. Impossible donc de s’engager à la légère. Impossible de ne pas amorcer une méditation de fond sur la mort et ses attributs, sur la peur, sur l’ego, qui pourront s’alimenter de la philosophie du zen. Cependant, le zen s’encombre d’un rituel et d’un cérémonial de méditation déconnecté de la réalité. Si on veut comprendre la peur, il faut examiner son processus quand on a peur ; méditer sur une représentation de la peur n’est pas réaliste du tout. Ce constat sert de prémices à l’enseignement de Jiddu Krishnamurti qui préconise une introspection en prise directe avec les événements de façon à mettre en lumière le fouillis incohérent et nuisible de l’ego. Quand ce tableau se découvre dans sa totalité, l’esprit est littéralement illuminé. Voilà un bon début pour s’engager sur la voie de l’excellence spirituelle car celui qui en arrive à ce point ne saurait en rester là.

Quelles valeurs va-t-on s’engager à ne jamais transgresser ? Quand on compulse les différents écrits sur le bushido, celles qui sont évoquées d’ordinaire se révèlent relativement fluctuantes en fonction de l’époque. Globalement, ce sont les qualités humaines universelles mais souvent rendues conformes à des réalités politiques, sociales ou culturelles qui ont évolué au fil du temps. Par exemple, la fidélité, souvent citée, fait référence au dévouement absolu et jusqu’à sa mort, du samurai envers son empereur, son shogun ou son daimyo. À la fin du 19e siècle, avec les zaibatsu, ces conglomérats militaro-industriels destinés à soutenir l’effort de guerre, et après la défaite du Japon en 1945, avec les mêmes entreprises rebaptisées keiretsu et réorientées par les Américains dans une optique purement industrielle, elle évoque le lien inaltérable qui s’établit entre la direction, émanation théorique du pouvoir impérial, et ses employés, que ni l’un ni l’autre n’imagine pouvoir casser. Si cet emploi à vie, certes battu en brèche, est encore une réalité au Japon, cela n’a guère de sens pour nous Occidentaux. Aujourd’hui, dans les dojos européens qui affichent le code d’honneur des samurai, la fidélité est surtout mise en avant par les mauvais enseignants qui ont peur de voir leurs élèves les tromper avec un concurrent ; pathétique ! Le bushido est un code d’honneur volontairement suivi afin de devenir soi-même un exemple de perfection ; ce n’est pas une prescription qui s’impose aux autres et dont on peut se dispenser. D’ailleurs, rester fidèle à un tyran, à un abruti ou à un principe absurde constitue évidemment une faute morale.
La loyauté, autre valeur courante du bushido, implique d’agir selon les règles, sans dissimuler ses intentions. Elle pérennise les relations dans la vie courante, mais ne présente guère de pertinence dans certaines situations d’agression. Quand toute humanité a été bafouée par des gens sans scrupules, allons-nous faire le joli-cœur et annoncer fièrement notre intention de châtier les impudents ? Il serait sans doute plus intelligent de cacher son dessein et d’agir par surprise au moment opportun.
C’est pourquoi chacun doit s’émanciper vis-à-vis de ces compilations de préceptes pas toujours sensés ou adaptés aux circonstances et s’efforcer d’établir sa propre liste des valeurs indispensables à l’homme de bien qu’il se propose de ne jamais enfreindre. Peut-être arriverons-nous tous à un résultat assez proche puisque nous baignons dans une même culture, mais néanmoins nuancé. Ainsi cet engagement personnel, solennel mais secret, s’exemptera de l’esprit moutonnier et irréfléchi qui pollue la conscience collective. À chacun son bushido pourvu qu’il soit patiemment élaboré, sincère et non une mascarade, ce qui serait le pire des avilissements.
Car qui n’aurait envie d’être irréprochable ? Certes les vicissitudes de la vie incitent parfois à prendre des chemins détournés, le relâchement fait parfois oublier les bonnes résolutions, les événements imposent de reconsidérer certaines décisions, mais il me semble improbable qu’un individu ne conserve pas le besoin de se sentir respectable. Chacun suit donc déjà une sorte de code d’honneur, même si pour quelques-uns c’est a minima, et aimerait être entouré de personnes aux qualités humaines sans tache, vivre au sein d’une société plus policée - certains imaginent une telle société ennuyeuse ; c’est une idée erronée, car l’initiative, la créativité, la fantaisie, l’originalité, la diversité, le débat, l’échange, la collaboration s’expriment mieux dans la concorde et l’harmonie. Toutefois, la plupart des gens attendent d’autrui qu’il fasse le premier pas. Prenons donc exemple sur les samurai qui, pour dompter la sauvagerie de la caste guerrière, ont décidé d’offrir le modèle de la quintessence humaine. Bien sûr, nous n’avons pas à lutter contre les carnages de champs de bataille quasi permanents, mais les vices et les travers de nos sociétés contemporaines n’en sont pas moins déplorables. Nombreux sont ceux qui s’en accommodent aujourd’hui, tout comme des guerriers se sont complus dans l’abjection hier. Heureusement, certains ont souhaité, jadis ou naguère, construire une civilisation harmonieuse, épanouie et n’ont pas hésité à s’investir personnellement dans ce projet. Qui sera le prochain ? L’entreprise n’est pas si ardue. Attention toutefois à ne pas se précipiter aveuglément dans un combat controuvé. C’est ce qui arrive quand un individu, ou un groupe, veut faire évoluer la société sans se remettre lui-même en question ; c’est le meilleur moyen d’amplifier le chaos. « Vous voulez changer le monde, commencez par vous, car vous êtes le monde » dit Krishnamurti.
Certes, il est difficile de tout bouleverser dans son monde intérieur du jour au lendemain, mais adopter, le temps d’un entraînement, un comportement aimable et respectueux de tous ses partenaires, y-compris et surtout ceux avec lesquels un contentieux existe, procure une sensation de maîtrise qu’on n’aura de cesse d’étendre aux relations tendues de la vie courante. Suivre scrupuleusement l’étiquette prescrite installe dans un climat de solennité qui convient bien au bushido, contribue à la sérénité individuelle et à l’harmonie collective. Faire preuve de modestie, si ce n’est pas un subterfuge pour déguiser son orgueil, est la marque d’un esprit qui ira très loin sur la voie. S’entraider plutôt que dominer offre des satisfactions plus durables et une meilleure progression vers la maîtrise. Aborder chaque cours avec un esprit de débutant, ouvert et sans a priori, permet d’assimiler clairement ce qui restera obscur à un esprit infatué. Être épris de justice, à l’intérieur du dojo comme à l’extérieur, grandit l’âme. Méditer sérieusement sur la mort, la peur, les émotions, les images, la pensée et l’ego bousculera forcément quelques certitudes - c’est un énorme chantier, mais, ô combien salutaire. Beaucoup d’autres attitudes nobles ou propices à l’épanouissement du budoka peuvent se manifester au dojo. On peut citer : l’économie de paroles qui permet une meilleure progression - « Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas. » Lao Tseu - ; la recherche permanente d’une maestria technique et spirituelle toujours plus fine - qui croit tout connaître sur Heian-shodan n’a pas perçu l’inépuisable potentiel technique, tactique, éthique et philosophique de ce merveilleux kata - ; le bannissement de toute trace d’énervement, de précipitation, d’impatience ou de dépit ; une hygiène personnelle sans faille respectueuse de soi et d’autrui ; une attention portée à l’essence de chaque exercice qui n’occulte pas la perception des détails - regarder sans voir est une véritable maladie, malheureusement trop fréquente - ; etc.
Après une petite quarantaine d’années d’enseignement, je constate une certaine propension d’une majorité de budoka à propager l’éthique et la recherche d’excellence du bushido à l’extérieur du dojo. À l’inverse, le laisser-aller observable dans certaines salles de sports, dans des stades ou autres temples des jeux du cirque modernes ne semble pas favorable à l’établissement de relations constructives et civilisées. Nul besoin de beaucoup d’intelligence pour comprendre l’intérêt de respecter une étiquette et d’effectuer chaque tâche soigneusement. Car le bushido n’est pas qu’un code moral ; il vise la perfection absolue, spirituelle, éthique et technique.
 

La perfection, oui, mais laquelle ?

Tout est perfectible ; nul n’atteint la perfection, mais le samurai veut s’approcher de cet idéal. Vivre et mourir dignement ne lui suffit pas ; sa fonction de guerrier raffiné exige qu’il développe sa capacité à donner élégamment la mort. Cependant, ce n’est qu’un moyen, non un but ; il souhaite surtout agir avec clairvoyance et trouver la réponse juste à chaque sollicitation. La maîtrise technique est donc loin d’être suffisante ; un esprit lucide, vif et créatif est indispensable. Ce n’est guère différent du besoin d’une personne agressée, peut-être par plusieurs assaillants, peut-être armés, peut-être déterminés à tuer. Le bushido devrait donc intéresser le budoka d’aujourd’hui autant que le samurai ou le bushi d’hier.
Le bujutsu avait pour unique objectif de vaincre sur un champ de bataille réel. Le bushido, la Pax Tokugawa et la diffusion des arts martiaux auprès du grand public l’ont transformé en budo. Même si le champ de bataille ou la situation d’agression extrême relèvent de l’hypothèse improbable, le budoka doit s’immerger dans cette violence théorique pour se confronter à l’idée de la mort, la sienne ou celle qu’il peut infliger, grandir son esprit et favoriser son accession à la maîtrise technique. Avec un sabre, un bâton ou à main nue, l’itinéraire du budoka est toujours le même : rechercher l’efficacité maximale, aiguiser sa conscience, s’élever sans orgueil au-dessus de la mêlée et trouver la paix intérieure.
Quelle différence, lors d’un combat, peut-on observer entre le karate-do et le karaté sportif ? En compétition, un atemi (littéralement, coup porté sur le corps) qui arrive à proximité immédiate de sa cible donne automatiquement un ippon (un point), voire deux ou trois ippon en fonction du caractère spectaculaire de la technique. L’efficacité réelle n’est guère considérée : peu importe que l’atemi soit en bout de course, qu’il manque de kime (énergie pénétrante), qu’il atteigne une zone peu sensible ou qu’il expose inconsidérément des parties du corps dont le règlement interdit l’attaque. En karate-do de tels atemi ne valent rien et s'ils sont réalisés sans contrôle avec l’idée simpliste que cela suffit à les rendre efficaces, leur seul effet sera souvent de blesser ou de provoquer une douleur, ce qui risque de renforcer la détermination de l’assaillant. Quant à l’exposition incongrue de points vitaux quand aucune règle ne régit le combat, chacun comprend bien l’absurdité de cette prise de risque irréfléchie.
Ce qui intéresse un vrai budoka est de parvenir à une efficacité absolue, évidemment dans le respect de l’humanisme le plus pur. Les techniques ne se limitent pas à quelques atemi ; elles sont innombrables et doivent réellement permettre de dissuader, stopper, contrôler, projeter, immobiliser, assommer, invalider ou tuer. Une telle artillerie ne peut être confiée à un écervelé. Dans ce contexte où la technique doit être transcendée par l’esprit, la principale difficulté ne s’incarne pas dans l’adversaire mais en soi-même. Fortifier et assouplir son corps, développer une technique précise, efficace et instinctive, lever toutes les barrières psychologiques, s’ouvrir à de nouvelles perceptions, se forger un mental d’acier, développer une éthique inattaquable et s’engager dans une ascension spirituelle. Vaste programme, ardu, parfois déroutant, mais stimulant. Quand toutes les difficultés dont il regorge auront été surmontées, alors seulement les éventuels agresseurs pourront être dominés avec une relative certitude et faire progresser le budoka ; pas avant. Les combats sportifs n'améliorent au mieux que les qualités sportives. Les seuls kumite qui procurent quelque bénéfice sont les yakusoku-gumite, c’est-à-dire les exercices pédagogiques. À condition d’être extrêmement diversifiés pour approcher par différentes voies le combat réel et sans négliger les éventualités d’adversaires fourbes, multiples, armés, etc. L’erreur absolue, mais courante, est de pratiquer toujours la même forme de combat ; cela sclérose l’esprit et appauvrit la technique. Dans toutes les configurations de kumite, il faut rester au maximum dans la forme yakusoku qui offre, avec un peu d’imagination, des myriades de combinaisons. Le partenaire qui aide s’avère toujours plus utile que l’adversaire qui s’oppose ; c’est une vérité éternelle. Ce n’est pas un hasard si les qualités martiales des samurai stagnèrent quand ils étaient perpétuellement en guerre et se magnifièrent durant la Pax Tokugawa. Le combat de type compétition, donc contre un adversaire et non avec un partenaire, au demeurant plutôt ludique - il n’est pas interdit de s’amuser -, permet d’acquérir une aisance gestuelle, un sens du rythme, mais les compétences martiales qu’il développe sont très limitées. Les qualités techniques, tactiques, mentales, spirituelles et éthiques s’acquièrent de façon bien plus efficace dans la collaboration et la diversité que dans l’opposition et l’uniformité.
Le budo, qui se préoccupe autant de l’esprit que de la technique, est exigeant : effort, persévérance, souffrance, remise en question, interrogation métaphysique. Mais il est gratifiant : maîtrise technique, élévation spirituelle, perception plus fine, contrôle des émotions et acquisition d’un vrai pouvoir. Comme un pouvoir sans éthique est une abomination, il ne peut y avoir de budo sans bushido. On peut même affirmer, cela ne contredit pas l’histoire, que le budo est un bujutsu qui a rencontré le bushido.

Le karaté de style sport de compétition, certes dérivé d’un véritable art martial mais débarrassé de ses techniques efficaces et dangereuses, est un sport comme un autre. Dans la plupart des sports on observe des dérives. Pour les juguler, des consignes sont données, des préceptes inculqués, des règlements rédigés, des sanctions infligées. Le karaté ne fait pas exception qui placarde sur les murs des dojos son code d’honneur que personne n'honore. Cependant, le budo ne s’aborde pas comme un match de ballon ou un championnat de karaté. En cas de faute, dans le sport une sanction est requise par un arbitre ou une commission disciplinaire. Pour un samurai la sanction est la mort, soit sur le champ de bataille - faute technique -, soit par seppuku - faute morale. Certes, le budoka du 21e siècle ne connaît plus ces issues fatales, sauf en certaines conditions exceptionnelles qui peuvent servir de cadre de référence à un bushido moderne - le suicide n’est pas rare aujourd’hui à la suite d’un manquement grave et la mort guette les victimes d’actions terroristes. Excluons le suicide, équivalent du seppuku ; les autorités nippones ont eu le plus grand mal à éradiquer cette pratique, aussi serait-il ridicule de l’encourager de notre côté. Toutefois, le budoka s’est engagé à respecter son bushido et s’il s’en écarte, c’est lui-même qui devra s’imposer le châtiment adéquat. Le budoka est adulte et responsable ; s’il triche, dissimule sa faute, il n’abusera que lui-même et sera d’autant plus méprisable. Par ailleurs, un karate-do-ka - pour utiliser un néologisme plus conforme à la notion de budo que karatéka, terme connoté par les dérives de la compétition - confirmé peut tuer à main nue. Le débutant qui prend rapidement conscience de cette possibilité, qu’il acquerra peut-être après de nombreuses années d’entraînement intensif si un sensei vigilant lui accorde ce privilège, construira sa technique avec une plus grande précision et développera son bushido de façon plus réaliste. Sachant précisément dans quelle direction orienter sa recherche, il progressera régulièrement sans se fourvoyer, car il aura compris la nécessité de dompter le caractère violent de son bujutsu avec l’humanisme de son bushido.
Si l’art martial correctement maîtrisé peut tuer, une réflexion orientée vers l’acceptation, débarrassée de toute émotion, de sa propre mort, dans l’absolu comme dans le cadre martial, est indispensable. Qui veut vivre pleinement doit savoir mourir. Certes, le seppuku n’a plus lieu d’être, mais le déshonneur peut être assimilé à une mort symbolique - les blessures de l’ego sont parfois pires que la mort -, peine inéluctable en cas de faute ou de reniement de sa parole. Cependant, cette mort virtuelle ne sera jamais honorable puisque seul l’ego est atteint ; or l’ego tel que nous l’avons défini n’a rien d’honorable - seule une vraie mort peut être belle. Dans ces conditions, il est impossible de se racheter. La seule solution est de ne jamais se parjurer. C’est pourquoi il ne faut pas s’engager à la légère et sélectionner soigneusement les valeurs de son bushido personnel.
Pour élaborer celui-ci, le manichéisme est une erreur ; le bien et le mal n’existent pas fondamentalement. Le vol, par exemple est généralement condamnable, mais si c’est la seule possibilité de nourrir son enfant, cet état de nécessité en fait un devoir. Autre exemple : qui reprocherait à un policier d’avoir tué le terroriste qui s’apprêtait à faire sauter sa charge d’explosif au milieu d’une foule ? La faute serait de ne l’avoir point fait ; tuer est parfois une obligation morale. Les vertus couramment citées présentent peu de pertinence pour construire son bushido ; mieux vaut cerner ce que doit être le comportement juste dans les diverses circonstances de la vie or celui-ci ne peut se résumer à quelques préceptes signifiés par des mots. Le zen se méfie des mots ; c’est ce qui ressort de l’observation des koan qui imposent de sortir du signifiant, de l’intellect, du raisonnement ou du conditionnement pour s’attacher au ressenti viscéral, dans le hara, sans l’intervention de l’ego qui se révèle, au mieux, un bavard infatué. Comment définir cette ligne de conduite sans les mots ? C’est ce que dévoile l’accès à mushin-no-shin.
Cependant, si l’engagement envers son bushido est purement moral puisque le seppuku est prohibé, il faut se garder d’esquiver la nécessaire recherche d’acceptation sereine du vrai trépas, car là réside le secret de l’ultime maîtrise martiale et spirituelle. Raison pour laquelle l’entraînement du budoka doit intégrer l’idée de la mort et le préparer aux pires scénarios où plusieurs agresseurs veulent le tuer, condition sine qua non pour unir la technique et l’esprit dans l’excellence martiale. Ainsi, en maintenant la mort dans un rôle clé, le bushido moderne conserve-t-il son caractère d’engagement absolu et son objectif de perfection technique, éthique et mentale. C’est également une voie royale pour atteindre des états de conscience supérieurs et se défaire de son ego. Quant aux élèves réfractaires à cette démarche intellectuelle, il appartient au sensei de les guider vers cette compréhension et, à défaut, de les cantonner dans une pratique édulcorée, voire de les orienter sur une autre activité, car il est hors de question de confier une arme potentiellement mortelle à un individu vil ou inconscient. Encore faudrait-il que tous les professeurs aient cette compétence ou cette volonté. Cependant, la grande majorité des instructeurs se réfèrent aux règles de compétition et aux programmes d’examens de grade, extrêmement restrictifs, pour conduire leur enseignement. Dans ce cadre, les problèmes rencontrés sont les mêmes que dans l’ensemble des activités purement sportives. Méfiance toutefois avec les enseignants qui prétendent faire cohabiter des karatés ludique, sportif et martial ou, plus tragique, avec ceux pour qui c’est la même chose. Il est bon de savoir où on va, surtout quand on est en charge de guider des novices attirés par un discours alléchant.

La pratique d’un budo authentique exige un engagement sincère du budoka et une détermination affirmée du sensei à conduire ses élèves vers les sommets du bushido. L’enseignement avisé d’un professeur compétent est nécessaire, au moins jusqu’à un vrai niveau de cinquième dan - je n’évoque pas les grades fédéraux qui dans le meilleur des cas délivrent une appréciation technique -, grade à partir duquel il est possible de commencer à cheminer seul ; avant, les risques de se fourvoyer sont énormes. C’est une sorte de communion qui doit s’établir et non une simple relation pédagogique, car le sensei et l’élève sont tous les deux engagés dans la recherche de perfection. Un enseignant qui se contente de transmettre son savoir agit comme s’il avait atteint cet idéal ; c’est l’antithèse du budo et du bushido qui n’ont de cesse d’élever les qualités techniques, spirituelles et morales. La métaphore de la montagne à gravir est souvent utilisée pour illustrer cette quête, mais elle a un gros défaut : la montagne a un sommet et certains sentent l’ivresse de l’altitude en parvenant au faîte de leur vanité. C’est pourquoi le précepte suivant me semble plus pertinent : « Si tu arrives au sommet de la montagne, continue de grimper. »
Si très peu de professeurs dispensent un vrai budo, peu de débutants sont à la recherche de l’esprit du bushido. Cela ne correspond pas à l’esprit occidental, champion du profit immédiat, du compromis, du conflit sans fin, de l’occultation des réalités gênantes, de l’autosatisfaction béate. Le zen, le karate-do, le bushido, la recherche de perfection technique, mentale, éthique et spirituelle sont aux antipodes de notre modèle d’existence. Pourtant, quelle satisfaction quand, ayant rompu avec la médiocrité ambiante, on chemine sur la voie de l’excellence ; quand on se sent irrésistiblement tiré vers des sommets d’élégance spirituelle ; quand on accède à une transfiguration profonde de tout son être. Quel est le prix à payer ? Absolument rien, tout est gratuit, libre de contraintes culturelles, dogmatiques ou autres ; il suffit de s’engager sincèrement dans le budo et, parallèlement à la progression technique, bon nombre découvriront mushin, certains mushin-no-shin et quelques privilégiés kensho. Toutefois, seul mushin peut être recherché car il est aisé de se représenter cet état. Ensuite, il faut juste cultiver la perfection martiale et morale, car les autres états de conscience sont indescriptibles. « Si vous savez où mène la voie, c’est que vous n’êtes pas sur la voie » stipule le zen. Pour autant, rien n’est inaccessible, mais il ne faut rien rechercher d’autre que ce qu’il est possible de conceptualiser. Les plus assidus dans l’approfondissement du bushido se verront peut-être gratifiés d’une récompense spirituelle inattendue. Ce miracle se réalise quand, dans le cadre de la pratique d’un vrai budo, dans un authentique dojo, un sensei et son élève s’unissent dans la célébration du bushido.
L’objectif du bushido : devenir meilleur pour créer un monde meilleur ; je ne conçois pas d’objectif plus grandiose.
Le bushido n’est pas mort, mais il appartient à chacun, étudiant et professeur désireux de construire un avenir radieux, de lui donner vie.

 

Sakura sensei


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